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 d’ADHEOS

À l’heure où le débat sur le mariage gay réveille les vieux démons conservateurs français, Sébastien Lifshitz offre aux homosexuels de la génération née entre les deux guerres mondiales la lumière apaisée de son dernier documentaire, « Les Invisibles ».
 
Pierrot, Bernard, Jacques, Monique, Thérèse… Autant de prénoms, autant de destins singuliers. Deux points communs cependant : ils sont âgés (ils sont nés dans l’entre-deux guerres) et ils ont lutté pour vivre leur homosexualité. Deux points communs qui sont, en France tout du moins, deux raisons d’être privé de visibilité (les vieux ne sont pas très vendeurs, quant à l’homosexualité…). Heureusement, Les Invisibles, le dernier film de Sébastien Lifshitz, les met aujourd’hui en lumière. Avec un art consommé du portrait et un talent certain pour filmer les lieux, le réalisateur de Wild Side donne, dans un documentaire très romanesque, la parole à des êtres qu’on n’a jamais (ou si peu) entendus. Et, croyez-nous, ils en ont des choses à raconter ! Ils témoignent chacun à leur manière, mais tous ont humour, pétulance et sagesse. Dressez les oreilles, ca vaut le coup….
 
Comment avez-vous choisi ces témoins ?
 
Il fallait qu’ils répondent à quatre critères. D’abord, ils devaient avoir la faculté de s’exprimer devant une caméra, d’être à l’aise en face d’une équipe de cinéma. Ensuite, il était nécessaire qu’ils aient une certaine distance avec leur propre vie, qu’ils aient réfléchi à leur existence afin de sortir de l’anecdotique. Il fallait aussi qu’ils aient des documents : photos, lettres, films. Enfin, il fallait que les lieux dans lesquels ils vivent aient un pouvoir d’évocation.
 
Le film est constitué d’une très belle série de portraits. Comment les avez-vous conçus ?
 
Je me suis assez vite rendu compte que chacune de ces vies était singulière et nécessitait une approche originale, un dispositif de mise en scène différent. Je devais à la fois trouver quelque chose de commun à tous pour que le film soit homogène et, en même temps, réussir à ce que la mise en scène mette en avant cette singularité. Par exemple, Bernard et Jacques, le couple qui vit à Marseille, ne sont pas des gens qui sont dans le discours. C’était donc plus intéressant, et plus émouvant, de filmer leur quotidien, les gestes de tous les jours. Pour ce qui est de Thérèse, qui tient beaucoup à ses enfants, je trouvais beau de la regarder en famille. C’est pour cela que je les ai filmés à table. Monique, elle, est hantée par le passé, par son roman familial. Je suis allé la filmer dans les lieux de son enfance, des lieux chargés pour elle. Je voulais rendre sensible la relation concrète qu’elle a avec son enfance. Ces portraits sont aussi structurés par les lieux, selon que les personnages habitent la ville ou la campagne. De manière générale, j’ai fait des choix différents que ceux qui déterminent la plupart des documentaires télévisuels (format 1/33, focales courtes, plans larges) afin d’exalter la dimension romanesque de mes personnages. Ce sont des anonymes, des gens ordinaires mais, il y a dans leur vie, quelque chose qui est bigger than life. Enfin, je ne voulais pas me reposer uniquement sur la parole. Je voulais que tout parle. Je voulais orchestrer tous les éléments (archives, photos, objets, présence de la nature) pour construire un grand récit.
 
Le film n’est pas seulement une juxtaposition de portraits. Il y a, entre eux, de constants allers-retours et des enchevêtrements. Comment êtes-vous parvenu à cette construction ?
 
Dans un documentaire, la structure narrative se construit essentiellement au montage. Cela dit, au moment même où on tourne, on est déjà en train de monter. C’est-à-dire qu’on repère les segments qui, plus tard, pourront composer une scène. Dans les documentaires télévisuels, la parole est très montée. Moi je voulais éviter cela afin de restituer la parole de la façon la plus naturelle possible. Afin, aussi, qu’elle paraisse le moins manipulée possible. Du coup, j’ai essayé de travailler le plus possible dans une logique de plan séquence pour constituer des blocs de parole qui racontent, d’un seul tenant, quelque chose d’essentiel dans la vie de mes personnages.
 
La plupart des liens établis par le montage sont donc davantage des liens harmoniques que des liens thématiques ou chronologiques.
 
Oui, sauf quand il s’agit de la militance où tout se rejoint. Même si tous n’ont pas été militants, ils ont tous engagé quelque chose de leur vie. Sauf, aussi, quand il y a des situations de fuite. Mais sinon c’est surtout des liens émotionnels ou formels qui ont structuré le récit.
 
Ce qui frappe, dans le film, c’est la pétulance, la lucidité politique, l’insolence et la joie de vivre qui émanent de vos personnages.
 
Ce sont des traits qui se sont surtout construits pendant les périodes de lutte car l’humour était une arme politique. Pierrot, quant à lui, a appris la vie d’après l’observation de la nature. C’est un enfant de Rousseau qui s’est fait sa morale seul, une morale d’une liberté et d’une modernité hallucinantes. Il a appris à aller à l’endroit de son désir. Et je crois que le sujet central du film c’est cela : montrer qu’être en accord avec soi, c’est le travail d’une vie.
 
Les vies que vous filmez sont des vies accomplies. C’est l’une des beautés du film.
 
J’ai voulu sortir de la pose victimaire. La réalité de la vie homosexuelle à ses différentes époques est plus complexe que ce qu’on nous en a raconté ou que les images que nous en avons. Il n’y a pas vraiment de destin commun à tous. Chacun a dû négocier lui-même avec son entourage. Chacun a réussi à trouver un moyen de vivre sa vie en fonction de ses désirs. Même si cela a pris du temps. Mais c’est vrai que ce sont des vies plutôt joyeuses. Le film raconte l’accomplissement de ces vies. Pour cela je crois qu’il a une portée universelle, ce que j’ai constaté dans les festivals à l’étranger. Je crois aussi que ce qui est jouissif dans le film, c’est qu’il contrecarre toutes nos images de la vieillesse : l’arthrose, le cancer, Alzheimer, le Viagra… Les vies que le film raconte ne cadrent pas avec nos stéréotypes, avec nos représentations, que ce soit de la vieillesse ou de l’homosexualité. D’autant que, des vieux homosexuels, nous n’en avons pas vu beaucoup, le SIDA a fait énormément de ravages. Je crois, d’autre part, qu’ils avaient envie de dire aux jeunes générations que rien n’est jamais acquis, que le combat est permanent, qu’il ne faut jamais baisser la garde.
 
Votre film sort au moment où le débat sur le mariage gay fait rage…
 
Ce n’était pas prévu puisque cela fait deux ans que j’y travaille. Cela dit c’est consternant, alors même que toutes les enquêtes d’opinion montrent que les français sont favorables au mariage homosexuel et à l’adoption d’enfants par un couple homosexuel, de voir à quel point le corps politique résiste. Les français sont prêts : ils ne cessent de le dire et de le répéter mais nos élites sont réfractaires au progrès social. D’autant que la réalité est là : c’est incroyable de refuser à tous ces couples le cadre législatif et les droits qui sont accordés au couple hétérosexuel. Le pouvoir politique est, au fond, machiste, archaïque et homophobe. Il est conservateur et attaché à une morale datée. Quand on entend le niveau de certains discours, on ne sait pas si on doit rire ou pleurer. Quand on entend Valérie Pécresse dire que, lorsque la droite reviendra au pouvoir, elle démariera les couples mariés, on est complètement sidéré ! Cela veut dire quoi ? Que l’État va se déjuger ? De tels propos vont loin et sont très choquants. Il y a dix ans, même si le PACS fut lui aussi gagné de haute lutte, la société française était plus pacifiée, plus apaisée. La psyché politique d’aujourd’hui est en repli. Même à gauche, on avance à reculons. Ce qui est net c’est que, dans toutes les périodes de crise, les minorités sont mal traitées.