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 d’ADHEOS

Elle fait partie des enseignants qui ont dénoncé la censure exercée par le lycée catholique Jean-Paul II de Compiègne concernant deux œuvres cinématographiques traitant de l’IVG et de l’homosexualité. Alors que le rectorat de l’académie d’Amiens vient de rendre ses conclusions, et qu’une enquête a été ouverte par la procureure de Compiègne, cette professeure de lettres a accepté de témoigner.

Le rectorat de l’académie d’Amiens a restitué le 9 juin 2023 ses conclusions d’une enquête interne, concernant le lycée catholique Jean-Paul II de Compiègne, dans l’Oise, accusé par plusieurs enseignants de censure et d’homophobie. Ces derniers dénoncent le fait que le proviseur ait interdit plusieurs sorties pédagogiques au cinéma pour les films Simone, le voyage d’un siècle d’Olivier Dahan, qui traite notamment de la lutte pour le droit à l’IVG, et Rafiki de Wanuri Kahiu, qui traite de l’homophobie que subit un couple lesbien au Kenya. Ils rapportent également des propos homophobes et anti-IVG qui auraient été tenus par le chef d’établissement.

Dans son rapport, le rectorat note que, si les programmes sont globalement respectés par ce lycée sous contrat, une partie des éducations transversales, traitant des questions de société, est abordée de manière inégale et incomplète, particulièrement sur l’éducation à la sexualité et sur les discriminations.

Le rectorat n’a prononcé aucune sanction vis-à-vis du lycée, mais demande plusieurs prescriptions, notamment de veiller au respect de l’instruction de tous les programmes, et assure qu’il y sera vigilant. Il a été également demandé à l’établissement d’apaiser la situation avec l’équipe des professeurs.

Le recteur a également effectué un signalement, selon l’article 40 du code pénal, auprès de Marie-Céline Lawrysz, la procureure de la République de Compiègne. Le rapport reçu fait état de “propos homophobes de la part du proviseur du lycée“, affirme la procureure qui a ouvert une enquête auprès du commissariat de Compiègne le 10 juin pour “injures publiques, provocation à la haine et à la discrimination par rapport à l’identité et la sexualité, et diffamation”. Selon la procureure, la direction de l’établissement conteste les faits et affirme que ses propos ont été déformés.

Une professeure de lettres du lycée Jean-Paul II, qui a dénoncé les faits, a accepté de témoigner anonymement auprès de France 3 Picardie.

Protéger” les enfants

Les argumentaires qui ont accompagné ces censures sont juste irrespectueux pour la dignité et le respect du professeur, pour notre mission de service éducatif public, et notre vocation. On touche au cœur de notre métier, et en plus avec des propos qui sont pénalement répréhensibles, qui ont heurté, choqué et traumatisé certains enseignants“, dénonce l’enseignante à notre micro mercredi 14 juin.

Selon elle, la décision d’interdire d’emmener les élèves voir le film Simone, le voyage d’un siècle a ainsi été justifiée par le proviseur “parce qu’on rattache Simone Veil à l’IVG et parce que sa carrière politique pose problème“. Il aurait été dit “qu’il ne fallait pas heurter notre jeunesse déjà en grande souffrance. Qu’il était hors de question de leur proposer à chaque fois des projets glauques les mettant devant la noirceur du monde et que nous devions proposer des projets apportant la lumière et l’espérance“, rapporte la professeure.

Vous comprenez l’événement traumatique, un film censuré au Kenya et à Compiègne… Il y a un “petit” choc qui se produit.

Une professeure de lettres du lycée Jean-Paul II de Compiègne (Oise)

Le proviseur aurait aussi déclaré : “Nous devons donc les protéger parce qu’ils souffrent de cette société en perte de repères“. Les tentatives des enseignantes – qui se sont rebaptisées “les Simones” – pour convaincre le proviseur de l’utilité d’aller voir l’œuvre cinématographique ont été vaines.

Le film Rafiki était, quant à lui, présenté dans le cadre du dispositif “lycéens et apprentis au cinéma”. En compétition dans la sélection Un certain regard du festival de Cannes 2018, il a été censuré au Kenya… et au lycée Jean-Paul II. “Vous comprenez l’événement traumatique, un film censuré au Kenya et à Compiègne… Il y a un ‘petit’ choc qui se produit“, souligne ironiquement la professeure de lettres.

Selon les informations de Mediapart, devant plusieurs professeurs, le proviseur aurait également accusé le film Rafiki de “banaliser l’homosexualité” et craindre qu’il ne suscite “la controverse” dans les familles. Le proviseur aurait par ailleurs déclaré que “la culture est gangrénée par le lobby LGBT“, selon le rapport du rectorat transmis à la procureure.

Il n’est pas question que les professeurs de lettres se fassent rééduquer

Quand la classe est fermée, nous choisissons nos supports comme nous l’entendons. Mais dans des réunions de discernement, on nous invite très fermement à nous ajuster au projet éducatif et à ne pas choisir des œuvres qui puissent heurter ne serait-ce qu’une sensibilité“, révèle l’enseignante qui refuse d’accepter cet argumentaire. “Il n’est pas question que les professeurs de lettres se fassent rééduquer“, tranche-t-elle. “La culture de la censure est grave. Nous préférons la culture de l’interprétation des textes.

On doit pouvoir parler de tout à partir du moment où l’enseignant choisit ses supports en fonction […] des problématiques auxquelles il cherche à répondre avec ses élèves. Une œuvre est faite pour bousculer, amener à se poser des questions“, ajoute l’enseignante.

Je ne fais pas le prosélytisme de l’adultère quand j’étudie Madame Bovary, ni de l’infanticide quand j’étudie la figure tragique de Médée. En acceptant ces raccourcis mortifères, on signe la fin de notre métier.

Une professeure de lettres du lycée Jean-Paul II de Compiègne (Oise)

Elle dénonce “un obscurantisme le plus total” et se désole qu’à “aucun moment, il n’y ait eu une volonté de rétropédaler et de rattraper des propos et des argumentaires“.

Un délit d’entrave à notre liberté

L’enseignante et ses collègues qui ont fait remonter les faits dénoncent “un délit d’entrave à [leur] liberté, et à [leur] responsabilité pédagogique“. Selon elle, “ces délits d’entrave s’effectuent de manière concertée avec les chefs d’établissement, mais aussi avec toute la hiérarchie : le directeur diocésain, l’évêque, le secrétaire général de l’enseignement catholique et une série de professeurs, certains faisant partie du comité de direction.

Une situation qui désole d’autant plus la professeure que cette dernière explique “adhérer totalement au projet personnaliste de l’institution“. “Si on lit le projet éducatif de Jean-Paul II, sur la formation intégrale de la personne, sur la dignité humaine, c’est un projet magnifique“, estime celle qui ne voit pas la cohérence éducative dans la façon dont ce projet est déployé à Compiègne.

On ne peut pas soutenir ce qui s’est passé parce qu’il y a une atteinte à nos valeurs républicaines, à notre service de mission éducative publique. Nous sommes des agents de l’État, payés par l’État. Ne pas remonter ces informations, c’est se rendre complices de ces groupes de pression et de ces personnes qui tiennent ces argumentaires. La valeur du service public, on y tient, nos administrations, on les aime. On aime enseigner”, appuie-t-elle.

Des intimidations et des pressions

La professeure de lettres, aujourd’hui en arrêt maladie, dénonce également “des intimidations, des humiliations, et des groupes de pression bien organisés“. Ainsi, antérieurement à l’article publié par Mediapart fin mars et à l’alerte donnée au rectorat, l’enseignante rapporte un appel menaçant passé à son mari, un soir vers 20h disant selon elle : “attention, votre femme est malade, elle a complétement sombré. Je vais lui pardonner. Mais dites-lui qu’elle arrête tout de suite parce que les choses vont aller très loin“. Elle explique avoir partagé cela avec des collègues “qui n’ont pas eu la moindre réaction“, et s’être ainsi sentie “isolée“.

Finalement, dans cette affaire, “les collègues qui m’étaient les plus proches se sont révélés soit les plus réfractaires, soit ont gardé le silence et un mutisme vraiment blessant“, se désole-t-elle. Elle regrette qu’ils n’aient “pas voulu discuter parce qu’ils n’étaient pas atteints dans leur discipline et leur chair“.

Ils ont peur de représailles, c’est aussi pour ça qu’ils nous ont complètement laissé tomber.

Une professeure de lettres du lycée Jean-Paul II de Compiègne (Oise)

Selon l’enseignante, “les parents d’élèves ont peur” également. Elle affirme avoir reçu “plusieurs témoignages de parents qui ne voulaient pas faire remonter les informations parce qu’ils avaient peur que leur enfant ait des appréciations négatives sur Parcoursup“. Quant aux élèves, “ils n’ont pas compris ce qui s’était passé parce qu’à aucun moment, les faits leur ont été expliqués“. L’enseignante n’aurait pas été autorisée à le faire en classe de son côté.

Dans l’attente des décisions

La professeure de lettres ne se fait pas d’illusion quant à son avenir à Jean-Paul II. “Pour l’instant, il n’y a pas de projet professionnel pour septembre. Je pense que j’exercerai mon droit de retrait si la situation n’est pas réglée en profondeur par nos administrations“, explique-t-elle.

Mais elle ne compte pas abandonner l’enseignement catholique pour autant. En dénonçant ce qu’il se passe au sein du lycée Jean-Paul II, la professeure dit chercher à “défendre la dignité de l’enseignement catholique parce que ce qui se passe chez nous n’est pas évangélique.

Je ne pourrais plus me regarder dans la glace si je n’avais pas insisté pour que les faits soient reconnus.

Une professeure de lettres du lycée Jean-Paul II de Compiègne (Oise)

Si elle se retrouve aujourd’hui exposée, elle ne regrette pas d’avoir dénoncé la censure et les propos homophobes du proviseur de l’établissement. “Je ne pourrais plus me regarder dans la glace si je n’avais pas insisté pour que les faits soient reconnus. […] On souhaite que les diverses administrations, que ce soit le rectorat, le ministère de l’Intérieur, et de la Justice, se coordonnent et travaillent ensemble pour mettre au jour ce qui nous arrive. On attend que nos administrations réagissent et ne nous laissent pas sans nouvelles.

L’enseignante et les autres professeurs concernés seront reçus par le recteur dans quelques jours, audience au cours de laquelle, ils rencontreront probablement la préfète de l’Oise Catherine Séguin ainsi que la procureure de la République de Compiègne.

Avec Noëlie Mésange

 

SOURCE : france3-regions.francetvinfo.fr