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 d’ADHEOS

“Split” est la première fiction d’Iris Brey. Pour Franceinfo Culture, la réalisatrice évoque la genèse et le tournage de ce projet. Elle rappelle aussi que l’amour et le bonheur sont politiques.

Iris Brey a beaucoup écrit sur le cinéma. Autrice d’essais et critique, elle a également beaucoup écrit sur ce qu’elle aimerait que soit le cinéma, ou du moins ce qu’elle aimerait parfois y voir. Avec Split, disponible sur France tv Slash, Iris Brey se livre à sa première écriture de fiction et à la création de ces images. Sa série évoque la rencontre entre Anna, une cascadeuse interprétée par Alma Jodorowsky, et Ève, une actrice incarnée par Jehnny Beth. Split évoque surtout l’histoire d’amour, le désir et les choix qui s’ensuivent. Une intrigue qui permet d’offrir aux spectateurs et aux spectatrices des images rares. Des représentations aussi.

Franceinfo Culture : Comment vous est venue l’envie de passer de l’écriture d’essais à la réalisation d’une fiction ?
Iris Brey : J’ai eu l’impression que ça partait un peu du même geste, qu’il n’y a pas de rupture entre mon travail d’essayiste et mon travail de scénariste et réalisatrice. J’ai toujours aimé analyser les images et quand on en analyse beaucoup, on commence à se poser la question des images qui manquent. Alors à force d’attendre ces images manquantes, je me suis dit que je pouvais peut-être les réaliser.

Quelles sont les images manquantes que vous avez eu envie de créer ?
J’avais vraiment envie de voir un récit qui raconte une sortie de l’hétérosexualité et de voir des images qui racontent les expériences du féminin en les mettant en valeur, que ce soient des choses liées à la physiologie, comme avoir ses règles, avorter, faire une fausse couche, des choses très fréquentes qu’on ne montre jamais. J’avais aussi envie de montrer des expériences collectives comme dans la scène des colleuses, montrer que ça pouvait aussi être une joie de s’organiser, d’être militante.

  • Je ne voulais aucune rivalité entre les femmes. Ni entre les amoureuses, ni entre les amies.

Vous avez théorisé le concept du regard féminin. Est-ce que c’est ce regard qui permet l’émergence des images rares que vous proposez dans “Split” ?
L’idée derrière le regard féminin est de pouvoir ressentir ce qu’une héroïne traverse et de mettre en valeur les expériences du corps féminin comme corps biologique, social et comme corps collectif. Bien sûr, Split répond à cela en essayant de mettre à l’image des gestes du quotidien qui peuvent paraître anodins. Je pense notamment au fait de laver ses draps quand il y a une tache de sang dessus, une expérience très commune et qu’il est important d’inscrire dans un endroit de fiction. Split évoque aussi toute la pression sociale que l’on peut ressentir quand on est une femme de trente ans autour du désir d’enfant par exemple, une pression que l’on montre encore assez peu. Ce sont des choses que j’ai analysées dans Le Regard féminin mais je n’avais pas envie de faire de Split un bingo de toutes les scènes manquantes, il était plutôt question de revaloriser certaines expériences.

Autour de la question de l’âge, Split raconte justement l’histoire d’une femme de 30 ans qui découvre sa non-hétérosexualité. C’est un type de récit qu’on a plutôt l’habitude de voir avec des protagonistes adolescents…
On a beaucoup de fictions qui nous racontent que notre sexualité se fige au moment où on la découvre, le plus souvent à l’adolescence. Au contraire, je pense que la sexualité est quelque chose de mouvant qui se transforme toute une vie selon nos rencontres, selon l’histoire qu’on a avec notre propre corps. Ce qui est intéressant avec la sexualité, c’est justement que c’est une construction. Il y a plein de choses qui peuvent évoluer. On a eu beaucoup de récits de coming out, j’avais ici envie de montrer une histoire où c’est un choix. Ce n’était pas quelque chose que le personnage d’Anna avait caché, une chose contre laquelle elle s’était battue. La possibilité d’être amoureuse d’une femme n’était tout bonnement pas une question qu’elle s’était posée avant de rencontrer Ève, l’actrice dont elle est la doublure. Ça ne faisait pas partie de son imaginaire, simplement parce qu’on a tellement peu de représentations des amours lesbiens.

“Split” est l’histoire d’une déconstruction ?
C’est une histoire de déconstructions au pluriel. Il y a la déconstruction d’Anna mais ce n’est pas tout. Ève déconstruit sa vision du féminisme et de ce qu’elle s’en fait, le personnage de Nathan, qui est au début de la série le compagnon d’Anna, déconstruit ses attentes du bonheur et son idée de la famille. Chacun des personnages traverse une déconstruction.

La série déconstruit aussi les rouages traditionnels du scénario puisqu’il n’y a pas d’antagoniste. Comment est-ce qu’on fait avancer une intrigue quand il n’y a pas de méchant ?
Avec ma coscénariste Clémence Madeleine-Perdrillat, on a vraiment essayé de se focaliser non pas sur les conflits externes mais sur les conflits internes. Il y a beaucoup de questions que les personnages doivent résoudre par eux-mêmes. C’est une manière de faire avancer l’intrigue sans gros obstacles et sans gros méchants. Les personnages sont vraiment face à leurs propres expériences et leurs propres décisions. Dans une construction sérielle, il est rare qu’il n’y ait pas de méchant dont il faut se débarrasser pour pouvoir vivre son amour. La seule chose qui pourrait empêcher Anna de regarder son désir serait en fait le patriarcat, mais c’est à la fois partout et invisible.

Vous évoquez beaucoup la question de l’expérience féminine, que ce soit l’expérience quotidienne ou intime. Est-ce que le recours à la technique du “split screen”, qui donne par ailleurs son nom à la série, est une manière de renforcer la transmission de l’expérience et des sensations au public ?
Je voulais effectivement renforcer les sensations, que les split screens nous aident à percevoir des sens non-visuels comme le toucher ou l’odorat. Avec les images du split screen, on travaille vraiment la notion de sensation. On évoquait la question de la déconstruction, je voulais aussi que cette barre noire qui sépare parfois l’écran en deux soit une barre de reconstruction, que ce soit quelque chose de droit, quelque chose qui pouvait aussi nous montrer comment les personnages tiennent debout. Le split screen accole parfois deux images qui ne vont pas ensemble mais créent un sens pour celles et ceux qui le regardent. J’aimais bien l’idée que les spectateurs et les spectatrices puissent être invités à créer leur propre sens. Faire cohabiter deux images, c’est un peu reprendre un procédé surréaliste. Il y a une part d’inconscient qui joue mais il y a aussi une part d’individuel qui donne à voir le sens qu’on a envie de voir face à ces deux images.

La séparation de l’écran permet aussi de redéfinir la représentation de la relation amoureuse et du désir…
Je voulais vraiment que le désir émerge entre deux femmes qui prennent soin l’une de l’autre, ce qui n’est pas souvent quelque chose que l’on perçoit comme érotique. Le désir naît d’un désir de partage et jamais d’un désir de domination comme on a pu très souvent le voir à travers le regard masculin. Le split screen contribue également à ce partage.

  • Blandine Lenoir disait dans Annie Colère que la tendresse est politique, je la rejoins et je pense que la joie des lesbiennes l’est aussi.

La question du partage nous renvoie aussi à la question du double. Dans la série, le personnage d’Anna qui est cascadeuse est la doublure d’Ève qui est actrice. Une intrigue traditionnelle aurait certainement fait de ces personnages féminins des rivales ?
Je ne voulais aucune rivalité entre les femmes. Ni entre les amoureuses, ni entre les amies. La rivalité, c’est quelque chose qu’on a beaucoup vu pour faire avancer les intrigues. C’est un des poncifs de la représentation des femmes, particulièrement des femmes lesbiennes. Je voulais montrer que leur métier, puisqu’Anna et la doublure d’Ève, fait qu’il y a une ressemblance entre elles. Mais elles sont aussi très singulières. Chacune est très différente et très complémentaire de l’autre. Je voulais que chacune apprenne quelque chose à l’autre et qu’il y ait une générosité dans leurs échanges. Le double n’est pas un double qui dévore l’autre mais un double qui agit comme un miroir et qui permet à l’autre d’avancer tout en se regardant.

Au-delà de l’absence totale de rivalité, vous mettez en scène l’indéfectible soutien des amitiés entre femmes. C’est là aussi une image rare dans la fiction…
On n’a effectivement pas l’habitude de voir nos amitiés féminines représentées comme ça à l’écran. Pourtant, on est quand même tout le temps là les unes pour les autres. Quand quelque chose est important, on dépasse la petitesse de la jalousie et du ressentiment, on sait être là. Il y a peut-être quelque chose d’utopique à n’avoir que des personnages généreux. Mais c’était important pour moi de montrer des personnages qui savaient se regarder, qui se regardaient vraiment les uns les autres.

Il y a peu très peu d’hommes à l’écran et de nombreux personnages secondaires sont queer codés. Vous parlez du possible caractère utopique des personnages, est-ce qu’il pourrait y avoir plus largement une utopie de l’univers dans lequel les personnages évoluent ?
C’est ma réalité. À la fois, c’est une utopie mais moi, c’est vraiment ma réalité. Sonia qui joue la gynécologue est gynécologue dans la vraie vie et elle est lesbienne. La serveuse s’appelle Céline Barrère, elle tient le Château de la Haute-Borde et elle est lesbienne. C’est elle qui m’a permis de faire ma résidence d’écriture pour Split dans ce lieu-là. La spectatrice qui porte un t-shirt sur lequel est écrit “We should all be lesbians” et vient voir le personnage d’Ève lors de la scène au cinéma, c’est Elise Lahouassa. C’est la première assistante du tournage et c’est aussi mon amoureuse, donc elle est aussi lesbienne. Lila Boses, qui est présente au moment où Eve répète le texte Thérèse et Isabelle de Violette Leduc, réalise des documentaires sur Delphine Seyrig et sur Chantal Ackermann. Elle est lesbienne aussi. C’était important pour moi, cette présence, que ces corps soient là. D’abord parce que ce sont des personnes qui m’ont aidé à faire naître Split mais aussi parce que quand on est lesbienne, on est entourée de ces femmes-là, c’est une réalité. Je pense que ces détails passeront inaperçus pour certains et certaines mais pour d’autres, c’est une manière de se sentir vu. Je voulais que les personnes de la communauté puissent se reconnaître, rire de choses que d’autres ne voient pas.

La représentation lesbienne dans “Split” se singularise aussi par un dénouement heureux. C’est important de montrer de bonheur-là ?
Il y a quelque chose de vraiment politique à montrer qu’une histoire peut bien se terminer. Blandine Lenoir disait dans Annie Colère que la tendresse est politique, je la rejoins et je pense que la joie des lesbiennes l’est aussi. On a vu beaucoup de récits où les amours étaient empêchées. Je voulais un récit où les amours étaient possibles.

Une courte scène post-générique montre d’ailleurs que l’histoire d’amour ne s’arrête pas avec la série…
Les images de cette scène sont les premières images que nous avons tournées. C’était hyper important pour moi qu’il ne puisse y avoir aucun doute sur le fait que la série allait bien se terminer et que leur histoire allait continuer au-delà. Je voulais une image de fin comme ça, une image offerte.

  • Sur un tournage, c’est très difficile de garder le cap de nos valeurs.

“Split” propose des images d’amour mais aussi des images de sexualité. Comment on fait pour proposer plusieurs scènes de sexes sans qu’aucune ne soit jamais perçue par le public comme inutile ?
Les scènes de sexe étaient extrêmement écrites et leur écriture avait vraiment pour objectif de raconter des évolutions des personnages et de leur histoire commune. À travers ces scènes, je voulais aussi montrer que l’intimité n’est pas seulement le rapport sexuel mais aussi tout ce qui se passe avant et après.

Vous avez d’ailleurs travaillé ces scènes avec une coordinatrice d’intimité…
On a travaillé avec une coordonnatrice d’intimité pour préparer les scènes de sexe en amont. Paloma Garcia Martens, qui s’est occupée de la coordination d’intimité sur le tournage, était également présente sur le plateau les jours où on tournait ces scènes. C’est une manière de s’assurer que rien n’était volé aux comédiennes. Alma Jodorowsky et Jhenny Beth ont également eu un droit de regard sur le montage final. Il était important pour moi qu’on crée ces scènes ensemble, qu’on trouve de nouvelles dynamiques de création pour ces images-là qui sont compliquées à fabriquer. Il fallait vraiment que ce soit un espace de collaboration. On était présentes avec la cheffe opératrice, la première assistante, la coordinatrice d’intimité et les deux comédiennes pour préparer toutes les chorégraphies et tous les cadres dans le respect des limites des unes et des autres.

En France peu de cinéastes travaillent avec des coordinateurs ou des coordinatrices d’intimités. Pourquoi cette résistance ?
Il y a effectivement beaucoup de résistance en France. Des cinéastes pensent que les coordinateurs et les coordinatrices d’intimité vont apporter des éléments de censure. Pour moi, c’est tout le contraire qui s’est produit. Les scènes de sexe étaient assez longues et demandaient une vraie précision. J’ai vu la coordination d’intimité de la même manière que le travail avec un régleur cascade pour la cascadeuse. C’est une expertise que je n’ai pas et qui permet de sécuriser la manière dont on travaille. Il y a aussi un point de vue éthique. Ça ne m’intéresse absolument pas que quelque chose vienne de la vie intime des comédiennes. Il faut que tout vienne des personnages et donc créer un espace de fiction. La coordination d’intimité permet de créer cet espace-là. Avec la coordination d’intimité tout est vraiment fabriqué pour raconter leur personnage. Et c’est aussi en étant extrêmement précis sur la fabrication qu’on atteint le réalisme.

Une partie de la série se passe sur un plateau de tournage. C’est une manière de mettre en lumière ce qui se passe dans le monde du cinéma ?
Je suis assez proche des comédiennes qui ont monté l’ADA (Association des acteurices). On a beaucoup échangé sur les conditions de tournage pour essayer de réfléchir à ce qu’on pourrait faire différemment. Je pense avoir mis dans la série peut-être un dixième des horreurs que j’ai pu entendre. Dans Split, le plateau est utopique parce qu’il est majoritairement féminin et que le chef-opérateur est un homme noir, alors qu’en France, le milieu est très masculin et très blanc. Je voulais montrer que même sur un plateau plus inclusif, on se laisse parfois déborder par le stress et on peut commettre des erreurs.

Il y a notamment une scène où la réalisatrice ne coupe pas une prise alors que la détresse de l’actrice est manifeste…
La réalisatrice n’est pas une énorme connasse, on voit qu’elle essaye de faire le mieux qu’elle peut, mais parfois elle ne voit pas. C’est vraiment important de se rendre compte que quand on est dans des positions de pouvoir et de décision et qu’on est vraiment sous pression, notamment pour des questions d’argent, on peut perdre la notion de soin des autres et de soi-même. C’est la première chose qu’on oublie. Le métier de coordinateur et de coordinatrice d’intimité force par exemple à réfléchir au soin. C’est une question qu’on se pose très peu de manière générale dans la société.

En tant que réalisatrice, vous avez été confrontée à cette pression, à l’oubli du soin ?
Bien sûr. Il y a plein de moments de très grand stress. C’est comme si notre boussole morale était testée en permanence. C’est très difficile de garder le cap de nos valeurs. Ça l’a en tout cas été pour moi. Le tournage est un espace au sein duquel beaucoup de choses et d’attitudes sont permises, et ce de la part de tout le monde. Cet espace recrée également une forte hiérarchie et il faut mobiliser tout le plateau pour lutter contre les dynamiques de pouvoir. Je me souviens avoir échangé avec un technicien qui évoquait un groupe de techniciennes comme “l’huile qui flotte au-dessus de l’eau”, au-dessus des petites mains. Ça signifiait que sur le plateau, il se sentait inférieur, sentait la hiérarchie. C’est difficile de faire en sorte que les personnes qui ne sont pas cheffes de postes se sentent incluses dans le projet. C’est une des raisons pour laquelle je filme dans Split les mains qui, par exemple, emballent ou déballent le matériel. À l’écran, ce sont les vraies mains des techniciennes qui ont travaillé sur le tournage. C’est ma manière de leur rendre hommage, sans elles, on ne peut pas avoir de film.

Malgré ces difficultés vous évoquez ce tournage comme l’un des moments “les plus heureux de votre vie”. C’est vrai ?
C’est vrai. Le tournage est une expérience du collectif qui est très forte. C’est vraiment bouleversant. Quand on écrit des essais ou quand on exerce un travail de critique, on est seul face aux œuvres. Le fait d’être entourée d’une équipe que je sentais vraiment présente pour faire advenir des choses que j’avais écrites, pour créer des images ensemble, je trouve ça vraiment bouleversant. Tout le monde met tout son savoir-faire, toute son intelligence, toute sa force physique pour qu’une image puisse advenir. Il faut vraiment toute une chaîne pour réussir un plan. Si une seule personne n’est pas là ou n’a pas envie, ça se sent. On avait très peu de temps de tournage, ce qui a sûrement permis que tout le monde soit en permanence au taquet. Mais ça a vraiment été bouleversant de me sentir aussi entourée par l’équipe technique.

Est-ce que d’autres moments heureux sont à venir ?
J’espère, j’ai écrit un long-métrage. On verra si on peut le financer.