Aucun acteur de l’école n’ignore le caractère inflammable de la controverse sur la « théorie du genre ». Sa « part d’irrationnel », disent les syndicats d’enseignants, qui n’ont pas oublié le flot de rumeurs déversé sur l’école, en 2013-2014, dans le sillage de la mobilisation contre le mariage pour tous – une école à qui on a fait le procès de brouiller les repères des enfants, voire leur identité. C’est bien pour cela que la communauté éducative dit prendre « au sérieux » le risque « d’ébranler la confiance entre les familles et l’école » que font courir les déclarations du pape François, dimanche 2 octobre.
Dans l’avion qui le ramenait du Caucase, le pontife argentin a accusé les manuels scolaires français de propager un « sournois endoctrinement de la théorie du genre », reprenant à son compte l’anecdote rapportée, a-t-il dit, par un père de famille français dont le fils de 10 ans envisagerait de devenir une fille. La veille, à Tbilissi, il avait déjà évoqué la « théorie du genre » comme l’un des aspects d’une « guerre mondiale pour détruire le mariage ».
« Je regrette cette parole pour le moins légère et infondée, a réagi la ministre de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem, sur France Inter lundi 3 octobre. [Le pape] est lui aussi victime de la campagne de désinformation portée par les milieux réactionnaires. Je l’invite à venir à la rencontre des enseignants, à feuilleter les manuels, les programmes, pour voir que cette théorie du genre n’existe pas. » Et pourtant, à intervalles réguliers, résonne autour des établissements une petite musique prêtant aux contenus ou aux pratiques pédagogiques une tonalité pour le moins équivoque.
En 2011, c’est le chapitre « devenir homme ou femme » inscrit dans les programmes de sciences et vie de la terre, en classe de 1re, qui avait poussé la droite traditionaliste à protester. Le Vatican avait réagi, amenant le conseil pontifical pour la famille à publier, en France, un ouvrage militant intitulé Gender, la controverse (éd. Pierre Téqui, 2011). Plus récemment, ce sont les « ABCD de l’égalité », un dispositif de lutte contre les inégalités et les stéréotypes expérimenté, en 2013-2014, dans 275 écoles, qui ont été accusés d’être le cheval de Troie, en milieu scolaire, des gender studies – ces études de genre développées aux Etats-Unis et présentes, en France, dans l’enseignement supérieur.
« Les stéréotypes ont la vie dure »
La campagne orchestrée, sur les réseaux sociaux, par les milieux réactionnaires et la « fachosphère » avait pesé sur le climat scolaire, poussant des familles, musulmanes notamment, à suivre l’appel à retirer leurs enfants de l’école une fois par mois, lancé par la militante Farida Belghoul – dont le procès en appel vient d’être renvoyé au 5 décembre. Ces « ABCD » ont beau avoir été stoppés « pour ramener le calme », plaidait il y a deux ans la rue de Grenelle, l’école est restée marquée par ces manifestations de défiance.
Mais défiance à l’égard de quoi ? « Les manuels ne comportent aucune mention ni référence à cette théorie du genre », ont réagi tôt ce lundi les éditeurs d’éducation. Et de préciser, par voie de communiqué, que « les différences entre les hommes et les femmes sont abordées sous l’angle factuel des transformations corporelles qui affectent les filles et les garçons au cours de l’adolescence en sciences, et via la lutte contre les stéréotypes et les discriminations dans le cadre de l’enseignement moral et civique ».
Même appel au discernement du côté des syndicats d’enseignants.
« On n’enseigne aucune théorie du genre », insiste Francette Popineau, du Snuipp-FSU (majoritaire au primaire), qui se dit « très étonnée de la légèreté avec laquelle le pape s’est exprimé [et de] sa méconnaissance totale de ce qui existe dans l’enseignement français ». Depuis 1989 est inscrite aux programmes une éducation à l’égalité filles-garçons, dans le cadre de la lutte contre les stéréotypes et les discriminations.
Ce n’est pas un cours en tant que tel : en classe l’enseignant est vigilant aux rôles assignés socialement à chaque enfant – « conscient que cela aura, demain, une incidence sur ses choix d’adulte, l’orientation, le métier, reprend Mme Popineau. On veille à ce que filles et garçons rangent ensemble. A faire passer le message que les garçons ont le droit de faire de la danse comme les filles du foot… Mais on n’est pas très performant, ironise l’ancienne enseignante : le chantier a été inauguré il y a des décennies, et les stéréotypes ont la vie dure… y compris dans nos manuels ! »
« Ça ne pronostique rien de bon du niveau du débat »
Le coup de projecteur que braque le pape intervient dans un contexte particulier : les manuels font peau neuve en 2016, comme les programmes. « Comme par hasard depuis une semaine, des comités de parents qui se disent vigilants [ou « vigigender »] diffusent en masse leur prose vers les écoles de nombreux départements », s’alarme Christian Chevalier, du SE-UNSA. La fédération de parents FCPE se dit « très inquiète », sans pouvoir attester de la constitution de listes de parents « vigigender » pour les élections nationales du 7 octobre.
A sept mois de la présidentielle, la thématique peut-elle raviver les clivages idéologiques et décentrer les débats sur l’école ? Les premières réactions, à droite, sont mesurées. « [Le pape] est allé un peu vite en besogne », a réagi Nathalie Kosciusko-Morizet, candidate à la primaire de la droite, sur Europe 1. « Dans une période un peu régressive, ça ne pronostique rien de bon du niveau du débat, conclut Mme Popineau. Les idées passéistes ne servent pas l’école, pas plus qu’elles ne servent la société. »
- SOURCE LE MONDE