Farida Belghoul, partie en croisade en 2013-2014 contre l’enseignement d’une supposée « théorie du genre » en milieu scolaire, a été mise en examen pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire public.
Elle avait été convoquée mardi 3 mars par un juge du tribunal de Tours, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte après une campagne de calomnie lancée contre une professeure des écoles de Joué-les-Tours (Indre-et-Loire), en mars 2014. Dans ce type de dossier, en cas de plainte avec constitution de partie civile pour diffamation envers un fonctionnaire public, la mise en examen est systématique.
L’affaire remonte au 29 mars 2014. Céline (son prénom a été changé), une enseignante de maternelle de Joué-lès-Tours découvre une vidéo de dix minutes, mise en ligne sur le site du collectif des Journées de retrait de l’école (JRE) qui l’accuse d’« attentat à la pudeur » sur un garçonnet de 3 ans.
Dalila Hassan, qui se présente comme « responsable de la JRE 37 300 », y livre un récit accablant : un garçon « a expliqué que la maîtresse avait baissé son pantalon, qu’il y avait aussi (…) une petite fille à qui on a baissé le pantalon et (…) que la maîtresse a demandé à la petite fille de toucher ses parties génitales et au petit garçon de toucher les parties génitales de la petite fille et ensuite de se faire des bisous ». Elle dit se faire l’écho des craintes d’une mère tchétchène. A la fin de la vidéo, un slogan : « Vaincre ou mourir. »
Le temps d’un week-end, 54 000 personnes visionnent la vidéo. YouTube la retire le 31 mars, elle réapparaît le 9 avril. Le nom de Céline n’y est pas livré, mais celui de son école, ce qui rend l’enseignante identifiable.
« On a sans doute atteint l’apogée de la campagne de calomnie, avec des attaques personnelles, qui ont ciblé une école en particulier », estime à l’époque l’inspecteur d’académie d’Indre-et-Loire, Antoine Destrés. L’institutrice, la directrice de l’établissement ainsi que le rectorat de l’académie de Tours-Orléans avaient alors porté plainte pour diffamation contre les JRE.
« La famille tchétchène, dont le fils était en classe à la Blotterie, n’a jamais porté plainte, tient à rappeler Patrick Bourbon, porte-parole du réseau Education sans frontière (RESF) en Indre-et-Loire. On l’avait cotoyée en parrainant ses enfants quand sa demande d’asile avait été rejetée, puis on l’avait perdue de vue, explique l’ancien instituteur. Mais on ignore comment Farida Belghoul est entrée en contact avec elle ».
Un an presque jour pour jour après cet épisode, le calme semble revenu au sein du groupe scolaire de la Blotterie, où « Céline » (son identité a été modifiée à sa demande), l’enseignante incriminée, a enseigné six années. « Après une période de latence où il a fallu renouer la relation avec certains parents, on a retrouvé un bon climat », témoigne Paul Agard, porte-parole du syndicat SNUipp-FSU et professeur en élémentaire. Un collègue de « Céline », même si l’enseignante chevronnée était, elle, en charge d’enfants de maternelle. Depuis, celle-ci a demandé – et obtenu – sa mutation dans une autre banlieue de Tours, « sans qu’il n’y ait nécessairement de lien avec l’affaire », veut croire Paul Agard.
C’est que l’épisode a constitué un « vrai traumatisme » pour la communauté éducative, reconnaît Antoine Destrés, l’inspecteur d’académie d’Indre-et-Loire. « Depuis, l’atmosphère s’est rassérénée, comme si ces accusations, auxquelles nous n’avons jamais accordé le moindre crédit, avaient constitué le paroxysme de la campagne des JRE », ces « Journées de retrait de l’école » orchestrées par Mme Belghoul et qui, au moins à trois reprises entre janvier et mars 2014, avaient poussé des familles, ciblées dans la communauté musulmane, à ne pas amener leurs enfants en classe. Entre 70 et 100 écoles et établissements avaient été concernés, à chaque nouvel appel diffusé sur les réseaux sociaux.
Enseignante, Farida Belghoul a été sanctionnée le 30 octobre 2014 d’un blâme pour avoir notamment critiqué la ministre de l’éducation. Le 26 août, sur le site jre2014.fr, un article publié sous le titre « Belkcacem versus Belghoul », elle avait comparé la nomination de la ministre « chouchoute du lobby trans, bi et cie » à « une déclaration de guerre aux familles de France ».
Cette ancienne figure de proue de la jeunesse immigrée, était partie en guerre contre les « ABCD de l’égalité », un dispositif de lutte contre les inégalités filles-garçons expérimenté dans quelque 600 classes, avant d’être interrompu avant l’été 2014. Un nouveau « plan d’action pour l’égalité entre filles et garçons » a été divulgué, mardi 25 novembre 2014, par la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Une centaine de « pistes pédagogiques » ont été rendues publiques, avec la volonté manifeste de rendre le sujet de l’égalité entre les sexes consensuel, en tout cas de dédramatiser au maximum l’enjeu après des mois de crispations.
Si les « JRE » n’ont eu qu’un impact circonscrit, la campagne de calomnie a, elle, touché sa cible. C’est ce que confirme le rapport d’évaluation des inspections générale, divulgué le 30 juin, qui consacre 7 pages (sur 40) à l’impact de ce mouvement de contestation. Un « phénomène inédit, d’une réelle violence symbolique pour les enseignants et souvent générateur de doutes », écrivent les inspecteurs. Et d’ajouter que « les enseignants ne souhaitent pas prendre le risque d’induire des conflits de valeurs chez les enfants dont elles/ils savent la fragilité et qu’elles/ils respectent ».
Farida Belghoul n’est pas tout à fait novice sur la scène publique. C’est en 1984, lors de la deuxième Marche des beurs, qu’elle est sortie de l’anonymat. Un an après la Marche pour l’égalité, le 1er décembre 1984, une cinquantaine de jeunes issus de l’immigration arrivaient en cyclomoteur à Paris avec le slogan : « La France, c’est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange. » Parmi eux, Farida Belghoul, 26 ans, fille d’un éboueur algérien et d’une femme de ménage.
Titulaire d’une maîtrise d’économie, la jeune femme milite un temps. Puis s’efface du devant de la scène. Elle se marie, opère un virage religieux vers le soufisme, commence à enseigner, se désole du niveau des élèves en banlieue… En 2007, elle retire ses enfants de l’école pour leur faire cours à son domicile, à Bezons (Val-d’Oise). En 2013, elle réapparaît sur Internet.
Farida Belghoul s’affiche notamment aux côtés de l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, avec qui elle se serait brouillée récemment mais qui n’en relaie par moins, sur le site de son réseau Egalité et Réconciliation, le lancement des « ABCD de la complémentarité », sortes d’anti ABCD de l’égalité. Ce programme d’actions reposerait sur des ateliers de lecture proposés aux enfants. De « saines » lectures : Frérot et sœurette, Raiponce, La gardeuse d’oies, La jouvencelle au roseau, Le prince grenouille…
- SOURCE LE MONDE