Début décembre, Malte est devenu le premier pays européen à interdire les «traitements» censés «guérir» les personnes LGBT. Si elles restent marginales en France, ces «thérapies» sont néanmoins dans le viseur des autorités.
Ouverture de l’union civile et de l’adoption aux couples homos, simplification de la procédure de changement d’état civil aux personnes trans : depuis l’arrivée au pouvoir des travaillistes en 2013, la réputation de Malte en matière de droits pour les lesbiennes, les gays, les bis, les trans et les intersexes n’est plus à faire. Le 8 décembre, l’archipel méditerranéen s’est d’ailleurs de nouveau distingué dans ce domaine. La petite république, très catholique, où le droit à l’avortement n’est pas reconnu, est devenue le premier pays européen à bannir les «thérapies» dites de conversion pour les LGBT, désormais pénalisées par des peines allant jusqu’à un an de prison et 10 000 euros d’amende.
A travers le monde, Malte rejoint ainsi la petite poignée de pays (le Brésil depuis 1999, l’Ontario au Canada et quelques Etats américains comme la Californie) qui ont légiféré contre ces pratiques clairement homophobes. Prônées par des groupes religieux, parfois même des médecins et des psychiatres, aux Etats-Unis, en Suisse, en Chine, en Equateur, en Ouganda ou au Liban, ces «thérapies réparatrices» ou de «réorientation» reposent sur le postulat qu’il est possible de «guérir» les homos et les trans, à l’aide de «traitements» tout trouvés, du bourrage de crâne sous couvert d’accompagnement psychospirituel aux bons vieux électrochocs en passant par l’exorcisme. Il s’agit en vérité de méthodes pseudo-scientifiques, condamnées par les plus sérieuses sociétés savantes comme l’Association américaine de psychologie (APA) ou le collège royal des psychiatres en Grande-Bretagne, pour les dégâts psychologiques qu’elles occasionnent pour les personnes qui en sont victimes, allant jusqu’au suicide.
Une implantation difficile à évaluer
Qu’en est-il en France ? Dans l’Hexagone, ces méthodes d’origine américaine, visant à remettre les LGBT «dans le droit chemin» sous couvert d’aide psychologique, ont pris le relais de la psychiatrie depuis que l’homosexualité est sortie de la liste des pathologies mentales en 1992. En revanche, leur implantation est difficile à évaluer et aucune disposition du code pénal ne les condamne expressément. «En France, il y a cinq ou six groupes qui pratiquent des “thérapies” de conversion, confirme Louis-Georges Tin, militant homosexuel et auteur du Dictionnaire de l’homophobie (Presses universitaires de France, 2003). Mais elles sont aussi le fait de psychiatres et des psychothérapeutes, difficiles à combattre, qui continuent à "guérir" leurs patients dans le secret des cabinets.» «Certains thérapeutes disent qu’il y a une ambiguïté identitaire qu’il faut réparer, complète Joseph Agostini, psychologue adhérent de l’association Psygay, un réseau professionnel gay-friendly. Ces méthodes ne disent pas forcément leur nom.»
«En France, les "thérapies" de conversion sont plutôt contenues», observe Frédéric Hay, président de l’association d’Aide et de défense homosexuelle pour l’égalité des orientations sexuelles (Adhéos), à Saintes (Charente-Maritime). Avec son association, installée dans les deux départements charentais, ce militant gay se mobilise depuis plusieurs années pour «surveiller» les groupes religieux qui proposent aux personnes LGBT de changer d’orientation sexuelle et d’identité de genre. En novembre 2015, Adhéos a d’ailleurs obtenu la condamnation en première instance de deux adhérents de l’Eglise évangélique de Cognac (toutefois relaxés en appel) pour «provocation à la haine» après la diffusion sur les marchés de Jarnac et Rouillac de tracts homophobes «Délivré de l’homosexualité !».
La «prise de conscience» de Frédéric Hay remonte à l’affaire «Torrents de vie». A l’été 2012, les militants d’Adhéos apprennent l’existence, à Viviers, dans l’Ardèche, d’un «séminaire de restauration et de formation» dispensé par une mystérieuse association chrétienne protestante. A la tête de cette organisation évangélique, un pasteur suisse, Werner Loertscher, qui propose, pour 410 euros par tête, de renouer avec «une saine hétérosexualité», le «vrai féminin» et le «vrai masculin». Adhéos lance alors une pétition, très relayée par la presse, pour alerter les autorités et quelques mois plus tard, à l’automne, la ministre des Droits des femmes de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, décide de saisir la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) pour «exercer une action d’observation» sur ces «thérapies» à l’occasion d’un plan national de lutte contre l’homophobie.
Sous la surveillance de la Miviludes
Depuis cette date, l’activité de Torrents de vie est placée sous la surveillance de la Miviludes. L’association, qui fait partie du Conseil national des évangéliques de France (Cnef), a d’ailleurs fait disparaître de ses prospectus toute mention d’une conversion à l’hétérosexualité. Cependant, il est permis de douter de la sincérité de l’organisation fondamentaliste. Un rapide tour sur son site permet de voir que Torrents de vie organise toujours une session annuelle de «restauration et formation» à Chalon-sur-Saône pour 360 euros. Et si les documents d’inscription ne mentionnent plus explicitement l’homosexualité, ils renvoient cependant vers les mêmes «ouvrages recommandés» d’un pasteur évangélique américain, Andy Comiskey, «ex-gay» fondateur de l’association chrétienne antigay Desert Stream.
Joint par Libération, le pasteur du groupe religieux protestant dément évidemment toute volonté de sa part de «guérir» l’homosexualité. «Nous ne pratiquons pas de "thérapie" reconstructive pour traiter l’homosexualité proprement dite, se défend par mail Werner Loertscher, mais parfois la guérison des blessures d’enfance et l’impact de l’amour de Dieu peuvent faire découvrir une hétérosexualité initiale (enfouie) que la personne peut accueillir selon son désir et son choix personnel.»
De son côté, la Miviludes semble très embarrassée par le discours lissé du petit groupuscule évangélique venu de Suisse. «Ce Torrents de vie nous embête, déplore Serge Blisko, son président. Dans leurs documents, ils ne présentent rien qui puisse s’apparenter à une thérapie. Ils présentent plutôt ça comme de l’aide psychologique et spirituelle. On a évidemment regardé ce qu’on pouvait faire, mais juridiquement en France, on ne peut pas interdire une doctrine ou une manifestation religieuse.» L’impuissance des autorités sur ce dossier, explique-t-il, tient avant tout au «régime de liberté de conscience» de la loi française. A moins de redouter «un trouble à l’ordre public» comme à Toulouse en 2011 lorsqu’un séminaire de Torrents de vie avait été interdit sous la pression des associations, ou de constater l’implication de mineurs au nom de leur protection, poursuit Serge Blisko. Et d’ajouter : «N’exagérons pas l’importance de ce groupe.»
«Contrenir sa sexualité»
A la la Délégation interministérielle à lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), on estime également que ce n’est pas vraiment un «sujet». «Ces "thérapies" concernent surtout l’Espagne et les Etats-Unis», défend ainsi Yohann Roszéwitch, chargé de la lutte contre les LGBTphobies, pour l’organisme qui dépend du gouvernement. Pourtant, du côté des associations chrétiennes inclusives, protestantes comme catholiques, on regrette leur persistance, voire de leur «retour en force» dans les paroisses.
«Les "thérapies" de conversion, qu’on appelait autrefois "délivrances", étaient très présentes en France il y a quinze ans, principalement à travers deux organisations : Exodus international chez les protestants [fondée en 1976, cette organisation évangélique a cessé ses activités en 2013 après le mea culpa et coming out de son président] et Devenir un en Christ chez les catholiques [elle aussi pro-accueil des personnes LGBT dans l’Eglise désormais], détaille à Libération Stéphane Lavignotte, pasteur qui a bataillé pour le mariage pour tous. Elles connaissent aujourd’hui un vrai regain chez les néo-pentecôtistes. Mais je ne suis dit pas inquiet parce que ça ne marche pas, même si elles font des victimes chez des personnes vulnérables.»
Anthony Favier, vice-président de David & Jonathan, association LGBT chrétienne, s’inquiète de la bienveillance de la hiérarchie catholique envers Courage, une association «implantée dans les deux tiers des diocèses aux Etats-Unis», qui s’est installée depuis 2014 dans les diocèses de Paris, Toulon ou Fréjus. «Depuis trois ans, la Communauté charismatique de l’Emmanuel, un courant conservateur dans la droite ligne de la "Manif pour tous", essaye d’implanter Courage en France, raconte Anthony Favier. Ses dirigeants ne recommandent pas la "guérison" de l’homosexualité à proprement parler mais ils proposent de contenir sa sexualité.» En un mot : l’abstinence.
Sur le site du très conservateur diocèse de Fréjus, Courage propose d’ailleurs, de manière soft, de «vivre une vie chaste selon l’enseignement de l’Eglise catholique sur l’homosexualité». Pour trouver la version hard, il faut plutôt aller voir les écrits explicites du fondateur américain de l’association catholique, le prêtre Paul N. Check. «L’attirance vers le même sexe est un désordre développemental qui est à la fois soignable et évitable», peut-on lire dans un texte traduit et exposé sur le site de l’association. Sollicités par Libération, ni les dirigeants de Courage France ni les porte-parole de la Conférence des évêques de France (Cef) n’ont à ce jour répondu à nos demandes d’entretien.
«Des vies humaines sont en jeu»
Faut-il dès lors envisager l’interdiction de ces pratiques qui parfois ne disent pas leur nom dans la bouche des religieux comme de certains psychiatres ? Le mouvement LGBT français n’a pas encore formulé une réponse claire et précise. «Si Malte a légiféré, pourquoi la France ne le ferait-elle pas ? Ces "thérapies" vont à l’encontre des droits humains des personnes LGBT», soulève la porte-parole de l’Inter-LGBT Clémence Zamora-Cruz, contactée par Libération. Néanmoins, pour Virginie Combe, vice-présidente de SOS homophobie, il n’est pas nécessaire de porter ouvertement une telle revendication. «Le risque, c’est qu’on reconnaisse la légitimité de ces "thérapies", justifie la militante associative. Or, en général, ce sont des mouvements à la limite du sectaire qui les proposent. Notre priorité c’est plutôt de rappeler que l’homosexualité n’est pas une pathologie et qu’en cas d’un commentaire déplacé d’un professionnel de santé, il faut saisir l’Ordre des médecins.»
Depuis début janvier, une pétition sur la plateforme Change.org, signée par plus de 26 000 personnes, demande que le gouvernement agisse en conséquence. Motivé par le précédent maltais, l’auteur de la pétition, Aurélien Heiligenstein, sollicité par Libération, pointe l’urgence de la situation. «Il faut établir une loi qui stipule explicitement l’interdiction pure et simple de ces thérapies en France et apporte une réponse pénale aux "thérapeutes" qui les pratiquent», plaide le jeune homme qui se présente comme un adhérent d’Amnesty International à Mulhouse. Même son de cloche du côté d’Adhéos qui compte poser le sujet sur la table de la prochaine réunion de la Fédération LGBT en février. «En Europe, c’est une revendication récente, défend ainsi Frédéric Hay. Malte a ouvert la voie. Petit à petit, le mouvement LGBT prend conscience de la nécessité d’une telle évolution législative puisque des vies humaines sont en jeu. Le sujet-même nous oblige à agir.»
- SOURCE LIBERATION