Des royalistes aux traditionalistes ou aux plus radicaux des militants antimariage homo, c’est une mouvance disparate qui cherche à se fédérer. Elle ne compte guère sur les politiques – FN compris – pour combattre le "changement de civilisation". Enquête sur les partisans, toujours plus mobilisés, d’un Tea Party à la française.
l a touché la grille de l’Elysée. Le 24 mars 2013, ce jeune homme, opposant très déterminé au mariage gay, profite de l’affolement des forces de l’ordre à l’issue d’une grande manifestation pour palper de ses mains la porte du pouvoir. Il en retire un sentiment mêlé : toute-puissance et envie de contre-révolution.
Dix mois plus tard, le 26 janvier 2014, le voilà défilant au Jour de colère, un pluvieux dimanche, avec des dizaines de milliers de personnes. Il a voulu marcher, il a voulu crier, pour montrer son exaspération au gouvernement. Tout à sa désillusion institutionnelle, ce garçon a rejoint entre ces deux dates le Printemps français, la division jusqu’au-boutiste de la Manif pour tous, persuadé que l’initiative, la mobilité, et, in fine, la victoire seraient du côté des radicaux. En ce Jour de colère, a-t-il entendu l’animateur de l’un des cortèges prévenir, après avoir laissé son mégaphone de côté : "Vivement le putsch… Le but est d’inoculer à la population l’idée d’un coup d’Etat militaire" ?
Une tension couve dans le pays, alimentée par "la spirale de l’exacerbation du fondamentalisme identitaire", selon l’expression du sociologue de gauche Jean-Claude Kaufmann. Dans la conclusion de son dernier ouvrage, Identités. La bombe à retardement (Textuel), il annonce "cette catastrophe qui se caractérise par des éclats et des violences, devenant très vite incontrôlables". Dans son numéro de décembre 2013, le journal de l’Action française titre en Une : "Le pays légal, on n’en veut plus !" Dans son numéro de janvier, l’éditorial d’un journal catholique traditionaliste interroge : "Vers une révolution?"
Un projet plus vaste que le combat contre une loi
Après s’être réveillée, l’ultra-droite française est désormais en train de se fédérer autour de dénominateurs communs. Présente à l’intérieur mais, surtout, en dehors des murs des partis politiques traditionnels, cette mouvance qui va de l’Action française, royaliste, aux catholiques, intégristes ou pas, en passant par les plus motivés des combattants du mariage homosexuel, veut rétablir un modèle de société. Elle s’appuie sur les "trois points non négociables" édictés par l’ancien pape Benoît XVI en 2006 : la protection de la vie à toutes ses étapes ; la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille ; la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.
Un demi-siècle après le libertaire Mai 68 et son idéal supranational, la marée s’inverse au profit de la nation, de l’ordre, de la justice et de la famille. Si Frigide Barjot s’est fait exclure de la Manif pour tous après un an de mobilisation, c’est sans doute pour n’avoir pas compris qu’il y avait un projet plus vaste que l’éphémère combat contre une loi : lutter contre un changement de civilisation. Entre la famille sans histoires des défilés bleu-blanc-rose et l’étudiant du GUD aux slogans musclés, peu de points communs à première et à deuxième vue.
Et pourtant, les uns comme les autres votent par défaut, l’UMP et le FN ne répondant pas assez clairement à leurs priorités morales. Cette droite n’est plus ultra par sa violence physique, mais parce qu’elle entend cesser toute concession sur le plan éthique et n’a aucune considération pour l’autorité républicaine. Que prépare-t-elle? L’insurrection? Non. Il y a un plan, mais il se veut plus subtil. En développant une stratégie de rayonnement culturel, l’ultra droite reproduit la méthodologie d’un Patrick Buisson -le conseiller de l’ombre de Nicolas Sarkozy, pour qui l’influence est d’abord affaire d’infiltration.
Une partie du modèle se trouve aux Etats-Unis, au pays des think tanks et des levées de fonds. Plusieurs responsables de la Manif pour tous ou du Printemps français concèdent que des allers-retours y ont été effectués, notamment à l’été 2013, pour observer le modèle américain et bénéficier de ses subsides. Des voyages "à titre individuel", insistent-ils. "A l’inverse de nous, ils [les ultraconservateurs américains] ont l’argent, mais manquent de troupes militantes", compare un activiste catholique français.
Les Etats-Unis ont inventé le Tea Party, et cela fait rêver une partie de la France : moins formation politique qu’outil de nuisance de la société civile. Tel un liquide électoral, le Tea Party a vocation à s’infiltrer partout, dans toutes les primaires, dans toutes les réformes, pour faire plier républicains ou démocrates. Et propose parfois un candidat quand il estime n’être représenté par personne.
C’est exactement ce que fait la Manif pour tous avec sa charte pour les élections municipales, qu’elle soumet à la signature des candidats. Pour les européennes, cette charte au contenu très bioéthique pourrait être élargie à des questions fiscales, d’immigration ou de liberté d’expression, afin d’attirer à elle plus de soutiens. Le projet, poussé par le Printemps français, fait actuellement l’objet de discussions, entre ce collectif et son grand frère plus modéré, la Manif pour tous.
Très anglo-saxonne dans l’esprit, une structure comme l’Institut de formation politique (IFP) a vu ses effectifs tripler ces derniers mois. Plus de 300 personnes auront en 2013 suivi les exigeants séminaires de cette école qui combat "la sclérose économique et le relativisme moral", et où l’on apprend à convaincre, à parler en public ou à monter un projet de financement. Parmi les intervenants, outre des économistes libéraux, on retrouve Béatrice Bourges (porte-parole du Printemps français), Ludovine de La Rochère (présidente de la Manif pour tous) ou encore le directeur d’une fondation anti-IVG.
Le thème de leur prochain cours, le 7 mars : "L’engagement politique : pourquoi ? Jusqu’où ?" Début de réponse avec Alexandre Pesey, directeur de l’IFP : "Tout ne passe pas par l’élection ; la bataille des idées précède la bataille politique." Ancien journaliste à CNN, il se souvient avec gourmandise de ces fax envoyés par des think tanks conservateurs à la rédaction quelques minutes avant le début d’une émission politique : "Dans ces notes, il y avait pour les intervieweurs toutes les informations sur leur invité, y compris des déclarations faites vingt-sept ans plus tôt…"
Des ennemis communs fédèrent la nouvelle droite ultra
Last but not least, Alexandre Pesey organise chaque année la Bourse Tocqueville, grâce à laquelle cinq ou six jeunes gens vont, pendant un mois, décou vrir le système politique américain. Ils y rencontrent des personnalités telles que le républicain ultraconservateur Ron Paul et des cercles de réflexion, le chrétien Family Research Council ou la fiscale National Taxpayers Union. En 2012, un des boursiers, étudiant à Sciences po, a rédigé un mémoire sur l’opposition au mariage gay aux Etats-Unis.
A l’image des manifestants de l’ultra-droite, les membres de l’IFP s’éparpillent d’eux-mêmes dans la société civile et le monde politique. On les retrouve au Front national. Ou à l’UMP – avec l’assistant parlementaire de Jean-Claude Gaudin, Guillaume de Thieulloy. Pour cette mouvance, la formation d’un parti politique classique n’est pas à l’ordre du jour. Une occasion ratée, selon l’ancienne ministre Christine Boutin, présidente d’honneur du Parti chrétien-démocrate : "Si, au soir de la démonstration de rue du 26 mai 2013, la Manif pour tous s’était transformée en parti, il y aurait eu 300 000 adhérents, et c’était plus que l’UMP. Ils ont raté le coche."
Sans maison principale, la nouvelle droite ultra ne manque cependant pas de résidences secondaires communes. Sur les sites Internet qualifiés par leurs créateurs de "réinformation", les querelles de chapelle s’estompent grâce à des articles ciblant les ennemis communs que sont les ministres Manuel Valls et Najat Vallaud-Belkacem, la journaliste Caroline Fourest ou les Femen. Nouvelles de France, le Salon beige, Radio Courtoisie, le Panier à salades, le Rouge et le Noir, Agence Info libre, TV libertés : la liste n’a pas de fin parce qu’il en naît chaque mois.
Et les audiences cumulées n’ont rien à envier à celle d’un média dit "dominant". Boulevard Voltaire, fondé par Robert Ménard, cofondateur de Reporters sans frontières, est l’un des plus puissants. Quelque 350 contributeurs y signent des articles relativement courts. "Nous sommes sortis de la marge, se félicite Ménard. Les gens n’osaient ni dire ni lire ce qu’ils pensent. Maintenant, Libération et Le Nouvel Observateur font moins peur."
La droite ultra maîtrise parfaitement les outils de communication
Le communicant Stéphane Pocrain, plume occasionnelle de la ministre Cécile Duflot, se dit "frappé par l’excellente maîtrise des outils de communication de la droite radicale. Finalement, ce n’est pas à gauche que l’appel à l’indignation de Stéphane Hessel a été entendu…".
Cette énergie-là s’incarne parfaitement chez un jeune homme comme Vivien Hoch (27 ans). Encarté à l’UMP pour Nicolas Sarkozy en 2007, passé auparavant par le Front national de la jeunesse, il se veut de tous les combats "suprapolitiques". Que ce soit à titre individuel ou comme coadministrateur, il gère une quarantaine de comptes Twitter, une vingtaine de pages Facebook et travaille à la fois pour le blog catholique le Salon beige, l’Observatoire de la christianophobie et l’organisation de Jour de colère. Depuis les locaux de l’Agrif, association catholique traditionaliste où il possède un bureau, il décrit : "J’ai des pieds partout." En se démultipliant, la droite ultra donne l’impression de se multiplier.
Les paroisses catholiques intégristes et traditionalistes jouent un rôle important dans la formation de leurs ouailles, par le biais des écoles privées hors contrat ou du scoutisme. L’Action française s’active en tractant deux fois par semaine, comptant sur 200 militants mobilisables à tout moment dans la seule région parisienne.
Conscient de la nécessité de "se fédérer", le mouvement royaliste n’hésite pas à prêter ses locaux, près du Louvre, pour des réunions du Printemps français et élargit au maximum ses rendez-vous. Lors du colloque Carrefour royal du 18 janvier s’expriment l’ancien ministre de François Mitterrand Roland Dumas ou Eugène-Henri Moré, adjoint au maire de La Courneuve, membre du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon.
Il y a également Paul-Marie Coûteaux, président de Souveraineté, indépendance et libertés (Siel), un microparti allié de Marine Le Pen. Identifié par le socialiste Julien Dray comme un personnage clef de l’ultra-droite pour "sa capacité de faire se rencontrer les gens", l’ancien collaborateur de Philippe Séguin assume parfaitement ce rôle : "Je déjeune en ville, j’écris, je dîne en ville, je lis, je dors, et, le matin, je téléphone…"
Il arrive à ce lettré d’organiser des événements moins informels qu’un repas à Saint-Germain-des-Prés. Le 25 janvier dernier, sur le thème "L’universel déni des identités", Paul-Marie Coûteaux réunit à la Maison de la chimie, dans le quartier des ministères, l’ancien député UMP Christian Vanneste, l’abbé Guillaume de Tanouärn, le directeur de Radio Courtoisie, Henry de Lesquen. A la veille du Jour de colère, son initiatrice Béatrice Bourges est présente. Marine Le Pen, qui n’ira pas défiler le lendemain, prononce en fin d’après-midi un discours. "Intellectuellement, tout cela est unifiable", assure Coûteaux.
Bonnets rouges et Tondus, des "alliés" circonspects
Cela reste à prouver. Car la recomposition politique de l’extrême droite à la française ne s’appuie pas sur l’étatmajor frontiste. Pas vraiment intéressée par les sujets sociétaux, moins sensible à la thématique du "changement de civilisation" et obsédée par sa dédiabolisation, la présidente du FN apparaît peu compatible avec les idéologues de l’ultra-droite conservatrice
Ce que cette mouvance perd côté FN, elle tente de le regagner avec des alliés inhabituels, quitte à gonfler artificiellement ses troupes. Le 26 janvier, les organisateurs de Jour de colère se félicitent d’attirer à eux un spectre bien plus large qu’à l’accoutumée. Ce ne sont pas les partisans de Dieudonné qui font la fierté des promoteurs de la manifestation, mais les résidus des Bonnets rouges, petits patrons excédés par l’oppression fiscale.
Dans les faits, le soutien n’était pas si limpide. Ainsi, Guillaume de Thomas, dirigeant du mouvement radical des Tondus, avait clairement stipulé qu’il ne soutenait pas l’opération. "Jour de colère a pourtant indiqué que c’était "en collaboration avec les Tondus"", peste le chef d’entreprise. Florian Landès, des Citrons facilement exploitables (un collectif de patrons et d’artisans d’Albi qui proteste contre la réforme de la taxe professionnelle), avait, lui, donné son accord pour l’exploitation de son logo. Il s’est ensuite rétracté, en voyant la tournure trop politique que prenait l’événement.
Ces prospects tiquent, car cette radicalité qui transpire leur fait peur. Eux ne remettent pas en question le modèle démocratique ou républicain. Eux ne pensent pas que "les quenelles se glissent jusqu’au sommet de cette pyramide d’excréments sur laquelle est assise cette vieille prostituée de démocratie. […] Aujourd’hui, on n’y croit plus. Il va falloir inventer un autre système". Ainsi parle Dieudonné, dans une vidéo postée en novembre 2013.
Quand un groupe de filles rejoint la contre-révolution, elles se baptisent "les Antigones". Dans la pièce de Sophocle, Antigone tient tête à la loi de la cité. Le GUD, après s’être défini par son anticommunisme puis par son antisionisme, se veut aujourd’hui une organisation "antisystème" avant tout. L’un de ses leaders observe : "Nous, nous n’avons pas besoin de changer de stratégie, puisque le peuple se radicalise de lui-même."
Les ultras dénoncent le "sectarisme" du gouvernement pour nourrir les rancoeurs. Le 30 janvier, dans les coulisses du journal télévisé de France 3, la ministre déléguée à la Famille, Dominique Bertinotti, refuse de partager la même pièce que Ludovine de La Rochère, responsable de la Manif pour tous. Une anecdote que cette dernière ne se prive pas de relater dans son cercle. Un avocat de ses amis se désole : "On nous traite comme si nous étions des négationnistes. Le gouvernement fait l’inverse de ce qui se pratique dans le dialogue social, en décrédibilisant les plus modérés."
Pour eux, les choses sont claires : en ouvrant de nombreux fronts sociétaux au détriment du social, la gauche alimente les extrêmes. Ce carburant offert à l’adversaire excède aussi certains socialistes. Julien Dray attaque : "La théorie du genre à l’école, c’est la conséquence de l’influence d’un féminisme qui s’est radicalisé. Najat [NDLR : Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes], elle, est sur la ligne des féministes ultras américaines, qui sont en train d’émasculer les sexes !"
Hollande en première ligne
Au gouvernement, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, ronchonne devant son déjeuner; il a son idée sur le réveil de "ces réseaux nauséabonds d’extrême droite": "Les questions familiales, la représentation du père, etc. Ce ne sont pas des petits sujets. Et nous? On y va! Boum! Dedans! Sans trouver les bons mots, sans avoir le temps de les expliquer."
Face à une opposition menée par les catholiques, Stéphane Pocrain s’interroge sur la laïcisation de la société : " Il n’y a aucune transcendance républicaine à offrir en contrepartie. C’est à la philosophie politique de répondre à la philosophie religieuse. Mais la philosophie politique, ce n’est ni Standard & Poor’s ni l’influence des lobbys sociétaux. "
François Hollande, président de l’apaisement, en première ligne des clivages : voilà un paradoxe qui dessine son quinquennat. Des appels à la démission sont lancés dans les manifestations, et une mère de famille de cinq enfants parvient à réunir 59 000 "j’aime" sur Facebook en lançant une page titrée "Hollande… Dégage!". Le 8 février, sur une place de Paris où un millier de personnes manifestent contre les Femen, le chef de l’Etat est une fois de plus la cible collatérale. A la tribune, le responsable d’une association catholique invective les féministes ukrainiennes, ces "bouffonnes du roi François, faux débonnaire et vrai queutard".
Pourtant à l’écoute des états d’âme de la société, le conseiller de François Hollande Bernard Poignant relativise le désamour. Le président ne ferait que catalyser la distanciation entre les Français et le personnel politique : " Il s’appellerait Dubois, ce serait pareil. " Le 3 février, quelques minutes avant le retrait du projet de loi sur la famille, le conseiller élyséen assurait encore : "Ce n’est pas la rue qui décide, c’est la loi." La rue a eu raison de la loi. La rue veut désormais dicter sa loi.
- SOURCE L’EXPRESS