Larmes, nounours et Jésus : on a testé le séminaire de « saine sexualité ». Pendant six jours, une journaliste a assisté à un stage « de restauration » organisé par l’association évangéliste Torrents de vie. Homophobie, sexisme et thérapie céleste : voici son journal de bord.
Depuis décembre 2013, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) est censée exercer une « action d’observation » sur les stages organisés pas Torrents de vie, mais n’a « pas d’éléments documentaires sur cette association ». Le site internet de l’association évangélique est quasi vide, et mes demandes d’interview sont recalées.
Je candidate alors au stage d’été « Séminaire de restauration et de formation », dirigé par le pasteur suisse Werner Loertscher : je deviens Clara, bisexuelle rejetée par une partie de sa famille. Morpheen [illustratrice pour Causette, ndlr] m’accompagnera, présentée comme Elsa, lesbienne tiraillée entre sa foi et sa sexualité.
Nous remplissons des formulaires, dans lesquels nous devons entre autres expliquer notre « conversion/appartenance à Jésus-Christ » et décrire quelques-unes de nos « guérisons intérieures ». Passage réussi.
C’est Charlotte Loertscher, la femme du pasteur, qui nous apprend par téléphone que nos candidatures sont acceptées. De sa voix émane beaucoup de bienveillance.
Elle encaisse 260 euros pour chacune d’entre nous, pour une semaine de séminaire repas compris. C’est moins cher qu’un stage de poney.
Sur ses conseils, nous nous procurons « Vers une sexualité réconciliée », l’ouvrage qui fait référence pendant les stages, écrit par Andrew Comiskey. Cet « ex-gay » américain, marié et père de quatre enfants, est le fondateur de Desert Stream, l’association chrétienne dont s’est inspiré Torrents de vie.
- Jour 1 : jardin d’Eden
Dimanche soir. Nous voici à Lux, joli petit village de 1 905 habitants à côté de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Nous sommes dans la place : un centre bucolique consacré à l’organisation d’événements chrétiens. La femme du pasteur, robe coquelicot, la soixantaine pimpante, vient à notre rencontre :
« Nous sommes très heureux de vous accueillir. Vous avez fait bon voyage ? J’espère que vous vous plairez ici, c’est très calme. »
Elle est à la fois chaleureuse et pleine de retenue. Elle nous regarde tour à tour avec affection et nous bénit à tout instant. Lorsqu’elle s’éloigne, il flotte derrière elle un parfum de gentille mamie.
On dit « tendances homosexuelles », pas « homosexualité »
Près d’un manoir rouge tendre, on remarque un superbe jardin fruitier et un potager où poussent les légumes qui seront servis aux repas. Des figues craquelées par la chaleur offrent leur chair sucrée à portée de main. Nous dormirons dans un hôtel proche, tandis que la majorité des participants et des équipiers est regroupée dans les dortoirs du manoir ou sous des tentes, dans le parc. Tous les repas seront pris ensemble, dans un réfectoire attenant.
19h45. Premier rassemblement dans la chapelle. Nous sommes 80 participants, toutes origines sociales et ethniques confondues, encadrés par quarante « équipiers ». Parmi eux, dix ont la fonction d’« intercesseurs ». Une participante – qui n’en est pas à « [son] premier Torrents de vie » – nous renseigne sur leur rôle : ils prient toute la journée « pour favoriser la présence de Dieu et éloigner les mauvais esprits et les journalistes ».
Le pasteur Loertscher, un beau septuagénaire au sourire serein, salue chacun d’entre nous. Il entame un discours plein de douceur, parle d’amour et de blessures à guérir. L’homosexualité n’a pas l’air d’être au centre du stage – d’ailleurs, on parle de « tendances homosexuelles » parce que, m’expliquera une équipière, il n’y a pas d’autre sexualité que l’hétérosexualité.
Soigner un mal-être général
En fait, très peu de personnes homosexuelles sont présentes, la plupart viennent pour guérir un mal-être d’ordre plus général. Certaines sont là pour soigner leur dégoût de la sexualité, d’autres pour s’affranchir d’une enfance meurtrie par des abus. Une bonne partie d’entre elles ont déjà participé à d’autres séminaires du même genre. Toutes ont entendu parler de celui-là par leurs proches ou par leur pasteur.
La concentration de personnes en souffrance est impressionnante, elles se livrent sincèrement. En toute confiance. Notre volonté de respecter leur anonymat et leur vie privée s’en trouve renforcée.
Après le rassemblement vient le temps de la louange. Ici, on ne marmonne pas les prières : on les chante à tue-tête en agitant des drapeaux de couleur, on danse si on veut, tout est exubérant. Un grand bonhomme, les yeux fermés, envoie des « high five » en l’air en s’écriant « Oh, ouais, Jésus, ouais ! ». OK, on est arrivé chez les Bisounours.
- Jour 2 : thérapie céleste
Chaque journée, qui dure de 8h30 à 22h30 repas compris, est rythmée par trois enseignements d’une heure et demie. Entre chacun d’eux, nous sommes divisés en groupes de parole, non mixtes, de cinq personnes, et accompagnés de deux équipiers. Ceux-ci nous expliquent que les groupes sont constitués « selon la volonté de Dieu » : ça veut dire par tirage au sort.
Mais voici le moment du premier enseignement : « Blessures de la mère ». Mon psychanalyste m’avait déjà expliqué que tout ce qui n’allait pas dans ma vie était lié à ma mère ; là, ça va plus loin. Ainsi, un mal-être peut provenir d’un « accouchement difficile » comme une « naissance prématurée », et la liste des « types de mères dysfonctionnelles » s’étend de celle qui surprotège à celle qui ne montre pas suffisamment son affection.
Plus tard, le cours « Révéler le cœur du père » nous apprend que son rôle est « d’arracher l’enfant à l’influence de la mère » pour « l’aider à découvrir sa vérité » et à devenir adulte. Mais les pères sont faillibles, ce qui conduit à l’homosexualité, à la confusion des genres et à la masturbation.
Les douleurs sont « le poids du péché »
Maintenant que ces « blessures » sont identifiées (qui ne s’y reconnaîtrait pas ?), pas besoin de les analyser. On va plutôt les réparer par une mise en scène symbolique. Chacun doit alors s’approcher de la croix qui veille sur nous, près de l’autel, dans le chœur de la chapelle. Là, on nous remet une couronne de feuilles, car nous sommes « des princes et des princesses, fils et filles du Roi des Rois ». Le sacre est scellé par un câlin de l’une des équipières, qui m’assure que je suis « la fille chérie de [m]on Papa céleste », qui m’aime, lui.
En groupe réduit, si chacun confie ses problèmes, il n’est pas question de trouver des solutions. Il faut « déposer les blessures à la croix » et prier tous ensemble pour que Dieu s’en occupe. Pareil pour les souffrances physiques : un mal de dos devient « le poids du péché », n’importe quelle douleur est « l’effet de Christ qui agit en toi ».
Une participante souffre depuis plusieurs jours de violents maux de ventre et d’autres symptômes franchement alarmants. On écarte ma proposition d’appeler un médecin. Ni une ni deux, les équipières entonnent une fervente prière pour libérer la malade du « serpent » qui dévore ses entrailles. Lorsqu’elle se met à tousser puis à vomir, les équipières remercient le Seigneur pour les 20 cl de bile rendus sous l’effet de l’autosuggestion. Amen.
- Jours 3 : l’émotion orchestrée
Toute la journée, nous sommes ballottés entre le collectif (on écoute sagement les enseignements, alignés sur nos chaises en plastique) et l’intime (on vide notre sac en petit comité). Les quelques pauses ne suffisent pas à prendre du recul. Le huis clos décuple nos émotions. Tout le monde pleure, même nous qui n’étions pas particulièrement vulnérables en arrivant.
Mais, ici, tout repose sur le pathos, y compris les enseignements : on attaque notre corde sensible avec des témoignages bouleversants, avant de glisser sans prévenir vers la théorie. Du coup, on reçoit tout sur le mode de l’affect.
Pour un peu, on ne remarquerait pas que la leçon qu’on suit manque cruellement de rigueur. Un exemple ? Sur le PowerPoint qui illustre l’un des enseignements, la définition du viol ignore la notion de consentement du code civil et mentionne, à la place, l’usage de la violence.
Ici, on guérit par le retour à l’enfance
A table, un des participants me confie qu’il s’inquiète de la « manipulation de l’émotion » qui s’opère ici. En effet, on s’aperçoit vite qu’on pleure tous en même temps, qu’on a tous des sautes d’humeur, alternant déprime et euphorie.
L’après-midi, le pasteur dévoile, au pied de l’autel, une pile de nounours et nous invite à nous servir : ici, on guérit par le retour à l’enfance. Toute la journée, on va donc croiser des adultes qui cajolent leur peluche et babillent avec elle. Cette douce infantilisation est renforcée par le fait que les équipiers s’adressent sans cesse à notre « petite fille intérieure ». Comme des gamins en colo, on ne s’occupe de rien d’autre que de nous-mêmes. Deux fois par jour, on chante des airs qui ressemblent à des bandes originales de Disney. A moins que ce soit du Jean-Jacques Goldman.
- Jour 4 : vile homosexualité
Les enseignements sur l’homosexualité et sur la volonté de « renoncer aux idoles » ne laissent subsister aucun doute. « Derrière les pratiques sexuelles qui peuvent sembler repoussantes, dégoûtantes, il y a un besoin », explique le repenti qui dispense le cours :
« Dieu ne m’a pas créé comme ça. La création de Dieu est hétérosexuelle. »
On l’a compris, les homos sont surtout des enfants traumatisés. Citant le manuel de référence d’Andrew Comiskey, l’intervenant affirme que « chaque relation perverse hors de la relation sacrée de l’hétérosexualité est un sacrifice à Baal » [dans la Bible, Baal désigne un faux dieu. Louer un faux dieu relève de l’idolâtrie, ce qui va à l’encontre du premier commandement (« Tu n’auras pas d’autre dieu que moi »)].
L’homosexualité, forcément une pulsion bestiale
C’est ainsi que naît « une sexualité dysfonctionnelle ». A aucun moment il n’est envisagé qu’une relation homosexuelle soit autre chose qu’une pulsion bestiale. Pour notre salut, nous récitons en chœur une prière de repentance :
« J’ai plié le genou devant le Seigneur de l’idolâtrie et de la perversion sexuelle… »
Le pasteur tombe des nues en apprenant que nous avons trouvé ses enseignements homophobes. Il explique :
« Ce stage est plutôt pour les croyants qui ressentent leur homosexualité comme une douleur. Nous ne voulons pas changer les gens qui se sentent bien comme ils sont, et encore moins leur faire de la peine. Dieu t’aime comme tu es, s’il veut que tu changes quelque chose à ta vie, il te l’indiquera le moment venu. »
- Jour 5 : princesses et charpentiers
« Même dans l’humiliation, elle reste convaincue qu’elle est une princesse. »
Dis donc, c’est pas le scénario de « Princesse Sarah », ça ? Ce matin, on apprend que le « vrai féminin » réside dans la « nostalgie d’une perfection perdue » : nous aspirons à être courtisées, et notre beauté, elle, sert à « révéler la masculinité ». Dans l’alliance sacrée qu’est le mariage, « l’homme offre protection et soins matériels à la femme, qui lui doit respect et soumission ».
Bien sûr, la beauté doit aussi être guerrière, « nous devons lutter comme il sied à des femmes : avec un cœur d’or, une colonne vertébrale en acier et des mains entraînées au combat ». Qu’entends-je, les femmes peuvent être fortes ? Ah non, il s’agit uniquement du « bon masculin en nous ».
« Jésus est un émancipateur de la femme », conclut l’équipière qui dispense le cours. Elle dévoile alors un T-shirt rose, « comme [son] cœur de femme », sur lequel est brodé le nom de Jésus, « [son] premier époux ». La messe est dite, les femmes s’avancent vers la croix dans une lente procession larmoyante.
Jésus, sa chevelure longue et sa carrure de patineur
Quand, à la sortie, on lâche le mot « sexisme », les équipières s’étonnent. Si elles ne comprennent pas tout à fait ce qu’on leur explique (« Les petits garçons aiment jouer à la guerre et les petites filles à la poupée, c’est naturel »), elles concèdent que le discours devrait peut-être être « adapté aux nouvelles générations ».
Quand vient l’enseignement sur le « vrai masculin », l’ambiance est différente. Il est question de renoncer à considérer « la femme » comme source de vie, il faut retrouver sa force et son pouvoir de mec. On en vient même à se moquer de Jésus, avec sa chevelure longue et soyeuse et sa carrure de patineur :
« Pensez-vous qu’un tel homme ait pu inviter des pécheurs musclés à le suivre ? »
Au son des tam-tams, sous les youyous et les applaudissements, chacun est appelé à la croix par son prénom. En comparant les deux mises en scène, le décalage saute aux yeux de plusieurs femmes, qui expriment leur gêne à la sortie. Une petite blonde, jusque-là discrète, fait volte-face pour réclamer « la même chose que les hommes ».
- Jour 6 : apothéose
Nos prières ont été entendues, sinon par Dieu, du moins par le pasteur. C’est en grande pompe qu’est organisé ce qui sera appelé « l’appel aux filles ». Dans la chapelle, les hommes constituent une haie d’honneur. Au son d’un jazz hyper pêchu, chaque équipière appelle nommément les femmes de son groupe, qui s’avancent une par une vers l’autel en dansant. Les hommes les encouragent en jetant des pétales de roses, en agitant des drapeaux. Tout ça dure pas loin de trois quarts d’heure. C’est aussi réjouissant que démesuré.
Le séminaire se conclut sur les témoignages d’une quinzaine de participants, qui racontent à l’assemblée leur guérison. Si aucun ne dit avoir guéri son homosexualité, l’un a surmonté sa haine des femmes, l’autre a pardonné à son père, tandis qu’un autre encore, peu sociable en arrivant, repart bavard.
Pas de miracle là-dedans : la seule bonne idée de ce stage consiste à réunir des gens qui souffrent et à les inviter à se confier. Pas besoin pour ça de se prendre une semaine d’homophobie et de sexisme dans la tronche…
« Alléluia ! » Un miracle qui n’en est pas un
« Rapprochons-nous tous de la croix. Je voudrais qu’on prie particulièrement pour notre ami en fauteuil roulant », demande le pasteur en désignant un homme paralysé. Des dizaines de paires de mains se tendent vers lui. Une prière confuse monte de la foule, d’abord murmurée puis de plus en plus forte. Les gens se pressent autour de l’homme, j’ai du mal à le distinguer. Je vois tout de même plusieurs équipiers le soulever par les aisselles et lui soutenir le dos.
La clameur s’intensifie. « Miracle ! » s’écrie quelqu’un. « Alléluia ! Gloire à Jésus ! » reprend la foule en écho. Ils sont cinq à maintenir le type debout, mais, apparemment, ça compte quand même comme un miracle…
- Source Rue 89