Eloïse Lemaître a débuté sa transition de genre il y a trois ans. Une épreuve qu’elle et sa compagne ont dû affronter côte à côte, accompagnées de leurs enfants. La transition de genre d’un des parents est souvent représentée comme étant à l’origine de l’explosion de la famille. Cette image, très courante, n’est pas le cas pour toutes les familles comme le montre Eloïse Lemaître dans son livre Over the Rainbow, paru en mars 2022 aux éditions Nombre 7.
Vicky Lalevée : Vous avez écrit Over the Rainbow, un livre retraçant votre parcours de transition en tant que personne transgenre. Pourquoi avoir choisi d’écrire un livre sur ce sujet ?
Eloïse Lemaître : « J’ai commencé à écrire ce livre à un moment très sombre de ma transition pour poser les maux avec des mots, pour soigner mes blessures, et petit à petit, je me suis prise au jeu de l’écriture et je l’ai envisagé comme un outil pédagogique pour notre entourage. Je voulais aussi garder un écrit pour mes enfants, pour répondre à leurs questions lorsqu’ils seront adultes. Je voulais aussi exprimer pleinement à ma compagne ma gratitude, mes sentiments, et ce que je ressentais au fond de moi depuis si longtemps et pourquoi je n’avais pas pu le faire plus tôt. »
V.L : Vous me dites que vous avez vécu un moment assez sombre. Pouvez-vous me l’expliquer un peu plus ?
E.L : « C’était assez compliqué pour ma compagne de déconstruire notre relation dans le sens où elle s’est mise en couple avec un homme. Du moins elle le pensait et finalement au bout de 20 ans de relation, je lui apprends que je suis une femme. Même si elle avait des indices qui pouvaient l’aiguiller, elle et moi on n’avait pas encore les mots. Aujourd’hui, on a pu trouver les réponses mais à l’époque ce n’était pas le cas. »
V.L : Quels ont été les retours concernant votre livre ?
E.L : « J’ai reçu énormément de compliments de la part de personnes de la communauté LGBT et au-delà, et ma plus belle récompense, c’est qu’il a aidé d’autres couples dans notre situation à déconstruire le récit du bonheur familial stéréotypé et poursuivre leur chemin ensemble. Parce qu’il était important pour moi d’apporter une autre image de la transition de genre qui est souvent vue comme synonyme d’une explosion de la cellule familiale. Je voulais transmettre cette étincelle positive qui m’a animée à un moment où tout était sombre et où j’ai décidé d’inverser le cours des choses en insufflant du bonheur, et c’est ce qui s’est produit pour nous. »
V.L : Comment s’est passée votre transition de genre ?
E.L : « Je vous mentirais si je vous disais que ce fût un long fleuve tranquille… Évidemment c’était – j’en parle au passé même si elle n’est pas encore complètement derrière moi – l’épreuve la plus difficile de ma vie. Annoncer cela aux êtres que l’on aime le plus au monde et risquer de les perdre est quelque chose que peu de personnes non concernées peuvent s’imaginer… On ne devrait pas avoir à choisir entre s’aimer soi et les personnes que l’on chérit, et c’est pourtant à cela que beaucoup d’entre nous sommes confronté.es. La communauté transgenre est unanime sur le fait que la transition est un révélateur de la personnalité de son entourage et qu’il permet de faire un « tri ». Je n’ai pas échappé à cette règle. »
V.L : Lors de mon interview avec Béatrice Denaes, co-présidente de Trans Santé France, elle me disait qu’il était difficile pour elle de comprendre sa transidentité. Elle était « un monstre ». Tal Madesta a nommé son livre La fin des monstres. Pourquoi ce terme revient souvent dans le cas d’une personne transgenre ?
E.L : « Béatrice et moi nous nous connaissons pour avoir collaboré sur la relecture de mon livre, et même si nous ne sommes pas de la même génération, nous avons le même vécu de ce côté. Le terme de « monstre » nous vient à l’esprit quand nous (les personnes transgenres, ndlr) vivons une expérience intérieure qui sort totalement de la représentation sociale et médiatique. Cette représentation a un poids psychologique énorme. Ajoutez à cela les sentiments les plus sombres : la peur, la honte, le dégoût de soi et ce mot-là vous vient très rapidement à l’esprit. Je sais que Béatrice ne m’accusera pas de plagiat dans mon livre pour l’avoir utilisé également. Dans mon cas, ce sentiment « d’être un monstre » était d’autant plus présent que je ne m’identifie pas à une personne ayant une attirance pour les hommes. Les amalgames entre genre et orientation sexuelle ont contribué à ce que je repousse longtemps l’acceptation de ma transidentité. »
V.L : L’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gays, bi.e.s et trans) a mené une enquête sur le traitement médiatique de la transidentité en France. Sur les 434 articles étudiés, seulement 90 font intervenir au moins une personne transgenre. Que pensez-vous de la visibilité des personnes transgenres dans les médias en France ?
E.L : « Je trouve intolérable d’un point de vue journalistique qu’on puisse mener des débats sans la parole des personnes concernées. Même si l’analogie ne reflète pas les mêmes enjeux, imaginez un procès sans la présence des parties civiles ou accusées. Quant à la visibilité, elle est à mon sens d’utilité publique : sans faire de mise en épingle qui puisse servir d’arguments aux opposants qui cherchent la moindre faille, je pense que notre communauté est riche de talents et d’intelligence qui peuvent faire bouger les mentalités. Je pense à Marie Cau, première maire transgenre de France, Océan le comédien et humoriste et bien d’autres. Plus nous serons nombreux et nombreuses à leur montrer avec fierté que leur haine ricoche sur nous et leur revient dessus, et plus les choses se normaliseront comme aujourd’hui l’acceptation du mariage pour tous sur lequel même la droite en France n’oserait revenir. »
V.L : Les militantes féministes femellistes, aussi appelées Terfs (Trans-exclusionary radical feminist, en anglais) dont font partie Dora Moutot et Marguerite Stern, accusent les femmes transgenres de voler la parole aux femmes cisgenres. Que pensez-vous de cela ?
E.L : « Je pense que Mme Moutot dissimule très mal derrière ces prétextes très maladroits sa haine de la différence, car je ne vois pas en quoi les femmes transgenres ne seraient pas concernées par les mêmes problèmes que les femmes cisgenres ? Les problèmes de violence, de consentement, d’égalité salariale concernent tout autant les femmes cisgenres que transgenres, plus nous serons nombreuses pour porter ces combats légitimes, plus nous serons fortes. Vouloir nous diviser, c’est affaiblir le combat féministe. »
V.L : Quelle est la bonne façon de présenter une personne transgenre selon vous ?
E.L : « Je pense, à mon humble avis, que cela dépend du contexte, mais dans celui où le sujet diffère de celui de la transidentité, il n’est nullement utile de faire référence à son passé, encore moins à son deadname. Dans le cas où vous avez un doute sur le genre auquel iel s’identifie, demandez-le avec courtoisie. Comme le disait Juliet Drouar dans son livre Sortir de l’hétérosexualité, imaginez un extra-terrestre qui verrait se dérouler la scène quotidienne de l’achat du pain à la boulangerie : en quoi le sexe de la personne revêt une telle importance pour acheter une baguette ? »
V.L : Comment vivez-vous votre transidentité aujourd’hui ?
E.L : « Comme une renaissance, j’ai la chance de vivre toujours aux côtés de ma compagne et de mes enfants et je vis chaque jour, même les plus simples, avec une l’intensité que je ne connaissais pas jusque-là. Évidemment le temps perdu ne se rachète pas mais je préfère voir le verre à moitié plein et profiter du temps qu’il me reste. J’ai la chance d’avoir hérité d’un physique très androgyne à la base qui a facilité grandement ma transition et aujourd’hui je n’ai aucun problème de mégenrage et ça, ça aide beaucoup à se sentir bien. Aujourd’hui, je me sens suffisamment forte pour pouvoir porter une parole au travers des actions de l’association Adhéos pour laquelle je fais ma part du colibri. »
ADHEOS est une association nationale d’Aide, de Défense Homosexuelle, pour l’Égalité des Orientations Sexuelles, créée en 2005 à Saintes (Charente-Maritime). ADHEOS est une des structures les plus importantes et influentes de France et est membre de la Fédération LGBTI. ADHEOS siège notamment dans plusieurs organisations nationales comme internationales, au comité d’entente LGBTI du Défenseur des Droits, au RAVAD, de la plateforme des droits humains et de l’ILGA Europe.
* Cette interview a été réalisée le mardi 2 mai en distanciel depuis chez moi.
SOURCE : mediaettransidentite.wordpress.com