Les élections législatives de ce samedi 26 octobre en Géorgie sont décisives pour l’avenir européen du pays, mais aussi pour le destin des personnes LGBT+ alors que Rêve géorgien, le parti au pouvoir, mène une campagne intense contre leurs droits.
Depuis des années, Eka (prénom modifié) rêve de quitter la Géorgie. Sur son ordinateur, allongée sur un canapé, dans le noir d’un appartement sans âme où elle a trouvé refuge, la jeune femme de 29 ans, peintre de formation, multiplie les recherches de billets d’avion pas chers. Elle attend la soirée électorale de ce samedi 26 octobre pour prendre sa décision définitive : si le parti au pouvoir, Rêve géorgien, gagne avec son programme LGBTphobe, elle fuit en Europe. Lesbienne, non-binaire, elle a rompu récemment avec sa famille : “Je suis tout de même triste de partir. Mes parents ne méritent pas ce sentiment”, souffle-t-elle en tirant en arrière ses cheveux bruns et verts.
En pleine offensive conservatrice et illibérale, Rêve géorgien multiplie sur tous les plans les réformes contestées. Au point que Bruxelles a gelé le statut de candidat à l’Union européenne (UE) qui avait été octroyé à la Géorgie en décembre 2023. En face, l’opposition pro-UE, divisée, pourrait ne pas peser assez dans les urnes.
Rhétorique conservatrice
“Mes amis m’ont retenue jusqu’ici, reprend Eka. Je comprends l’argument qui consiste à dire que si la Géorgie perd sa jeunesse, le pays sombrera plus encore. Mais que voulez-vous que je fasse ? Tout m’est fermé et si ça continue, je ne sortirai plus dehors.” Se sentir en sécurité : comment cela est-il pensable désormais ? Tbilissi, la capitale, fut un temps un refuge pour les minorités LGBTQI+. Mais dans cette ville tortueuse et à l’urbanisme chaotique, les bulles de liberté éclatent les unes après les autres.
Comment en est-on arrivé là ? La soupe du parti Rêve géorgien recycle les habituels amalgames homophobes, selon la recette vue en Russie depuis les années 2010 : homosexualité = dépravation occidentale = atteinte à la famille = inceste = pédophilie, etc. Elle est servie en prime time sur les plateaux de télévision des chaînes pro-gouvernement.
Cette année, deux nouvelles lois ont marqué le recul de la Géorgie. Au printemps, ce fut un texte sur “l’influence étrangère”, surnommée “loi russe” tant elle est calquée sur la législation adoptée en 2012 par Moscou. Elle prévoit que chaque ONG et média recevant plus de 20% de financements étrangers doive s’inscrire une liste infamante d’“agents de l’étranger”. Chez le voisin russe, l’adoption d’un tel texte avait été un point de départ de la mise au pas de la société civile. En Géorgie, la crainte d’un scénario similaire a provoqué, en mai et en juin, des manifestations géantes, avant un passage en force du Rêve géorgien.
“Qui parlera de nous ?”
À l’automne, un deuxième texte sur “les valeurs familiales et la protection des mineurs” a interdit, pêle-mêle, l’adoption par les non-hétéros, les opérations chirurgicales de transition de genre, ainsi que tout rassemblement public “promouvant les relations homosexuelles et l’identification à un genre différent”. Même la diffusion d’informations sur ces sujets peut conduire à une amende qui dépasse les 1.500 euros, voire à la prison.
Pour les LGBTQI+, la confluence de ces deux lois ressemble à une voie sans issue. “L’Europe est la source de tous nos financements : nous allons juste mourir et en silence, on ne pourra même plus faire savoir au monde que l’on meurt”, soupire Beka Gabadadze. Cet activiste de Tbilissi décèle dans cette mesure une perversion supplémentaire : “S’inscrire sur leur registre revient à outer tous ceux qui travaillent dans nos ONG. Leur identité, leur adresse, etc. Des informations qu’il ne fait pas bon d’avoir sur la place publique, surtout dans le contexte actuel…”
Beka Gabadadze (en illustration de l’article) est un pilier de la communauté LGBTQI+ de Tbilissi, reconnaissable à son crâne rasé à la perfection et sa barbe taillée avec minutie. Avec tous les journalistes étrangers venus couvrir les législatives, il passe ses journées à renvoyer les uns et les autres vers les associations locales. Entre deux coups de fil durant lesquels il garde son sourire, le jeune homme se permet de râler un peu : “Les médias géorgiens et internationaux ne sont jamais là. Mais pour les élections j’ai six interviews par jour minimum. Et après ? Qui parlera de nous ?”
Montée des violences anti-LGBT
L’interdiction de la “propagande” LGBTQI+, qui sera appliquée à partir de décembre, est si large qu’il est impossible d’imaginer une nouvelle marche des Fiertés en Géorgie. En 2021 déjà, la Pride de Tbilissi avait été attaquée par des gros bras vêtus de noir, faisant une cinquantaine de blessés et un mort. Ces raids, menés par des prêtres orthodoxes en soutane, noire elle-aussi, sont fréquents. Régulièrement, les drapeaux arc-en-ciel sont brûlés.
Depuis l’adoption de la loi LGBTphobe, on recense environ cinq fois plus d’agressions dans les rues. Dans les refuges pour femmes trans gérés par Beka Gabadadze, les demandes ont explosé. L’obsession est telle que Rêve géorgien a promis, si le parti est réélu, d’inscrire dans la Constitution l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe.
Hors de Tbilissi, parmi les herbes hautes qui séparent un refuge pour chiens méchants d’une zone industrielle vidée de toute industrie, repose Kesaria Abramidzé. Cette vedette de la télé et des réseaux sociaux, première personne transgenre célèbre du pays, a été assassinée le 18 septembre. La police a arrêté un ex de l’influenceuse, et le bureau du procureur ne veut pas communiquer sur l’enquête en cours. Les journalistes et un proche de Kesaria soupçonnent une radicalisation du suspect sous l’effet des discours transphobes de Rêve géorgien. Le meurtre de l’influenceuse a effrayé la communauté LGBTQI+ du pays, qui se doute que les autres transféminicides n’ont pas atteint la une des journaux. Sa tombe n’est décorée que de deux bouquets de fleurs, et de quelques bougies.
Source : tetu.com