De jeunes étudiants brutalisés par la police, bannis de leur ville par la justice et rejetés par leurs familles. Les révélations de Human Rights Watch sont explosives.
Ça commence comme un simple fait divers, ça s’achève par un douloureux rapport de l’ONG Human Rights Watch qui questionne toutes les strates de la société tunisienne. Rapport mené par la tenace Amna Guellali, directrice du bureau Tunisie. Flash-back.
À Sousse d’abord, l’affaire de "Marwen"
Sousse, septembre 2015. L’affaire commence par l’arrestation d’un jeune vendeur de vêtements, « Marwen ». Son prénom a été modifié afin de lui éviter un complément d’ennuis. Il s’agit d’une vérification policière de routine dans le cadre d’une enquête sur un meurtre. Le numéro de mobile du jeune homme figurait dans l’historique téléphonique de la victime. Très vite, Marwen est mis hors de cause par les caméras de la boutique qui démontrent sa présence sur son lieu de travail à l’heure du crime. Mais la police décide de le poursuivre pour un tout autre dossier : sa vie privée. Et l’interrogatoire dérape. Marwen : « Ils ont dit : On va utiliser d’autres méthodes si tu ne parles pas. On te fera asseoir sur une bouteille de Fanta en verre [sodomiser une personne avec une bouteille de soda était une méthode courante de torture en Tunisie, NDLR]. Ils m’ont menacé : On va abuser de toi, on va te violer. » Frappé, placé en détention provisoire, Marwen ne sait pas ce qui l’attend. Puis : « Un des policiers m’a dit : Si tu admets que tu es homosexuel et que tu as eu une relation avec cet homme, on ne t’accusera pas d’avoir pris part au meurtre de cet homme. Ceci est dans ton intérêt. » J’ai pensé qu’il disait la vérité et qu’ils me laisseraient partir, j’ai donc inventé une histoire à propos d’une relation avec cet homme. » L’article 230 du code pénal interdit la « sodomie » en Tunisie, « le terme en arabe désigne clairement les homosexuels », précise Amna Guellali. Marwen subira un « test anal » de la part d’un médecin. Un test censé prouver son « homosexualité ». Bilan : un an de prison.
À Kairouan, « une justice des mœurs »
10 décembre 2015. Le Tribunal de première instance de Kairouan condamne six étudiants à trois années de prison assorties de trois années de « bannissement » de la ville. Motif : « sodomie ». Arrêtés le 4 décembre suite à la dénonciation de voisins, ils sont conduits au commissariat. L’un d’entre eux raconte la tournure que prend l’interrogatoire. « Un policier : Tu es venu apporter tes pratiques sexuelles dépravées à Kairouan. Ils ont commencé à dire que nous sommes des homosexuels, nous l’avons nié et dit que nous n’avons pas des pratiques homosexuelles. Puis ils ont commencé à nous gifler, nous donner des coups de pied et nous battre tous ensemble. » Le lendemain, à l’hôpital, un médecin pratiquera un test anal non consenti. Kais refuse. « J’ai dit : Mais la Constitution protège l’intégrité physique. » L’un des deux policiers a dit : Je vais te montrer ce que ces droits veulent dire. » Il sera battu et contraint de subir ce test médiéval pratiqué par le médecin légiste de l’hôpital Ibn Jazzar de Kairouan. Au tribunal, le juge : « Vous êtes donc venu à Kairouan répandre votre dépravation comme le fait Shams », référence à cette association de défense des minorités sexuelles qui, depuis sa création, subit menaces et tentatives d’intimidation à l’égard de ses fondateurs. Et le juge de poursuivre son réquisitoire : « Pourquoi faites-vous cela dans la capitale islamique* ?»
Le verdict sera ainsi formulé : « Étant donné que les accusés étaient en train de pratiquer la sodomie d’une manière collective, et qu’ils sont venus dans cette ville pour y répandre cette obscénité, ayant clairement une intention de répandre leur vice et d’y convertir d’autres personnes, et de se retourner contre les enseignements et les fondements de la société, et contre son identité, et afin d’éviter toute provocation et contre-réaction, le tribunal décide de prononcer leur bannissement de la ville de Kairouan pour une durée de trois années. » Commentaire d’Amna Guellali : « Quand on est juge, on n’est pas censé parler au nom d’une autorité morale, on n’est pas une justice des mœurs. » Ce qui la surprend ? « La banalisation de ces pratiques, un regard dégradant sur ces personnes, le traitement médical de pratiques barbares non codifiées. » Et de souligner que tout ce qui s’est passé « est en contradiction avec les conventions internationales signées par la Tunisie et la Constitution tunisienne qui garantit le respect de la vie privée ». Elle insiste sur le fait que « le gouvernement n’a pas à se mêler des comportements sexuels privés des gens en les brutalisant et en les humiliant sous le prétexte de faire respecter une loi discriminatoire ».
Malgré l’opprobre, un débat s’installe
Sorti de cet enfer, libéré, un autre front attend ces jeunes hommes. Celui de la société. Ils sont rejetés par leurs familles, les facultés où ils étudient. Certains deviennent des SDF, l’un tente de se suicider à deux reprises. Ces deux affaires illustrent la difficulté du débat sur les minorités sexuelles dans la Tunisie démocratique. Symptôme ? Jeudi soir, lors de l’émission télévisée Klem Ennas, le comédien Ahmed Landolsi a déclaré que « l’homosexualité est une maladie et un péché ». L’association Shams a demandé des excuses à l’égard de la communauté LGBT via un communiqué. Et laisse planer une menace : « Shams respecte la vie privée des gens et ne pratique pas l’outing, mais un homme prévenu en vaut deux. » En octobre dernier, le ministre de la Justice Mohamed Salah Ben Aïssa avait été limogé suite à ses propos en faveur de l’abrogation de l’article 230. L’homme, professeur de droit, réagissait à la condamnation du jeune Marwen à Sousse.
- SOURCE LE POINT