« Ça a sonné. Dépêchez-vous. » Les surveillants, Loubna et Alain, battent le rappel devant le lycée La Calade. Il est 14 heures, jeudi 10 avril, dans le 15e arrondissement de Marseille. Le soleil chauffe les barres d’immeubles des quartiers nord et retient les élèves dehors. Nassima range son chapelet musulman. Samia se lève, époussette la longue jupe marron qui tombe sur ses pieds, sort de son sac un gilet, son carnet de correspondance, et se dirige vers l’entrée.
Loubna et Alain contrôlent le « check-point » entre le monde des cités et celui de l’école. Deux conditions pour passer : carnet de correspondance et chevelure libre. Sans qu’on lui demande quoi que ce soit, Samia ôte la partie supérieure de sa tenue couvrante, son jilbeb. Elle roule dans son sac la cape, assortie à sa jupe, qui couvrait ses cheveux et flottait sur son buste, enfile son long gilet et rejoint ses copines.
A l’entrée de La Calade, le déshabillage est quotidien. « Parmi nos 500 élèves, une dizaine arrive en tenue intégrale », recompte mentalement la proviseure Marie-Pierre Van Huffel qui reconnaît l’augmentation du phénomène
Les longues jupes noires ou foncées, les sarouels passent l’entrée. S’agit-il de signes religieux ? « Quand ces tenues sont apparues il y a deux ans, le recteur d’alors a posé cette règle simple que les vêtements achetés par des circuits islamiques étaient des signes religieux », rappelle la proviseure. Depuis, les jeunes filles concernées plaident, même si personne ne s’y trompe, que leur jupe provient de la grande distribution…
A La Calade, la tenue n’est pas complétée par des gants, alors qu’au lycée général Saint-Exupéry, dans les quartiers nord aussi, il a fallu les interdire. « Saint-Ex » compte dans ses 1 500 élèves une trentaine de filles qui arrivent en jilbeb. Le proviseur, Olivier Briard, a fait installer un miroir en pied dans son hall pour qu’elles puissent réajuster leur voile à la sortie.
Si Marie-Pierre Van Huffel estime que « ces tenues sont un problème parmi bien d’autres », Olivier Briard trouve que cela « mobilise beaucoup d’énergie. Le sujet est récurrent dans tous les conseils d’administration et divise l’équipe éducative ». En 2013, il a organisé une demi-journée pour réfléchir, faire adopter une ligne commune à ses 162 enseignants et ses surveillants – qui viennent des mêmes quartiers que les élèves. « Après des débats houleux, nous avons réécrit le règlement intérieur et y avons ajouté une “démarche laïque d’intégration”. Aujourd’hui, j’affirme qu’on tient… Mais je ne sais pas pour combien de temps », ajoute-t-il.
LE PORT DU JILBEB, MARQUE D’UN ISLAM QUI SE DURCIT ?
Dans les deux lycées, la loi de 2004, qui interdit les signes ostentatoires, sert de boussole. Elle est perçue comme un bon outil, auquel il faut ajouter la négociation permanente. Pour le voile, le message est passé. Pour les jupes, les équipes composent pour garder les élèves en évitant la contagion. « Quand un parent vous dit : “Vous la prenez comme ça ou elle reste à la maison”, on attend un peu avant de revenir à la charge », explique Mme Van Huffel, consciente que dans ces quartiers, la réussite au bac professionnel est déjà 5 points en dessous de la moyenne nationale.
Mais c’est difficile pour les professeurs. Marie-Claude Lubac enseigne l’accueil et la vente depuis seize ans. « Ces tenues me gênent en tant qu’enseignante et en tant que femme. Cela crée un climat assez lourd dans la classe. Mais je suis quand même rassurée que certaines mettent des petits talons et un tailleur pour chercher un stage. » Que cache le port du jilbeb ? Une crise d’adolescence, version cité ? La marque d’un islam qui se durcit ? M. Briard estime qu’« un tiers de ces jeunes filles se sert de ce vêtement pour marquer son mal- être adolescent et autant pour marquer sa foi ».
Samira est de celles-là. A 17 ans, la lycéenne en filière gestion est voilée depuis huit mois. Deux jours par semaine, elle va à l’école coranique. Le samedi, elle se rend à la mosquée. « La religion, c’est plus que ma vie, lance-t-elle, un rien exaltée. Mais pour mes études, je suis prête au compromis. Je comprends l’exigence de laïcité, et mon lycée est le seul lieu où je me découvre », explique la jeune fille dont aucun des parents ne travaille. « C’est pas facile… Mais on a la religion », ajoute-t-elle, toujours tout sourire. A Marseille, un ménage sur quatre vit sous le seuil de pauvreté (contre 14 % sur la France).
DES RENTRÉES DE PLUS EN PLUS DIFFICILES
Des jeunes filles comme Samira, Pascal Bonicel, principal adjoint du collège Manet, dans le 14e arrondissement, en croise souvent. « Dans l’établissement, nous n’avons que deux cas de tenue musulmane. Mais dans le quartier j’en vois beaucoup en tenue intégrale », ajoute-t-il. Son collègue, le principal du collège Henri Barnier, a dû appeler l’imam de la mosquée voisine face au fort taux d’absentéisme du vendredi après-midi.
Cette pression, Asma la connaît bien. La jeune fille de 17 ans habite le 3e arrondissement et étudie à La Calade. « Dans mon quartier, des jeunes frappent aux portes toutes les semaines pour rappeler qu’on doit se comporter en bon musulman. Il y a aussi les petites filles voilées de 6 ou 7 ans autour de la mosquée… » Dans Passion française, les voix des cités (Gallimard, 288 p., 18,90 €), Gilles Képel s’inquiète de l’influence des salafistes, qui tiennent la mosquée du 3e arrondissement.
Une note des services de la Direction centrale de la sécurité publique, révélée par Le Figaro, le 10 avril, corrobore ce durcissement contre lequel lutte l’école. « A chaque retour de vacances, il faut reprendre les négociations sur les tenues. Preuve que d’autres plaident contre nos positions d’éducateur », regrette M. Briard. A La Calade, Alain aussi trouve les rentrées de plus en plus difficiles, même si la consigne reste identique. « On veut éviter le conflit, les situations bloquées », insiste Mme Van Huffel.
COMMISSION MIXITÉ
M. Briard, lui, s’est servi des élèves élus au conseil de la vie lycéenne pour convaincre leurs camarades. Un des leviers sur lesquels le recteur d’académie Ali Saïb mise aussi. Il connaît les quartiers pour y avoir vécu et n’est pas dupe du climat de tension latente. Un de ses adjoints, Rodrigue Coutouly, y a fait toute sa carrière et a réuni les 25 chefs d’établissement dans une commission laïcité.
La réflexion qui y est menée sert de base à la construction d’un module de formation pour les nouveaux enseignants, mais aussi pour tous les cadres de l’académie. Le recteur y tient. Pour lui, cette poussée de l’islam « met en évidence des points sur lesquels le système doit évoluer. C’est vrai pour la diffusion des bonnes pratiques développées par les établissements les plus concernés, mais aussi pour l’intégration des lycéens élus comme porteurs du message de laïcité ». Toutes ces questions accompagnent Ali Saïb dans sa mission quotidienne.
En attendant que le combat pour plus de mixité sociale et culturelle marque des points, les établissements gèrent. A La Calade, la proviseure vient d’exiger qu’une élève enlève ses boucles d’oreille en forme de croix, afin que les jeunes musulmanes ne se sentent pas stigmatisées.
- Source LE MONDE