Depuis l’émergence de ce défi sur TikTok, les élèves sont nombreux à le reproduire. L’homophobie, qu’elle soit conscientisée ou non, est loin d’être nouvelle à l’école. Elle nécessite néanmoins une intervention de la part des adultes.
Le défi n’est pas très élaboré. Il suffit de prononcer une phrase : “Le premier qui bouge est gay.” Les joueurs doivent alors s’immobiliser le plus longtemps possible, sous peine de voir leur orientation sexuelle questionnée. Ce “jeu” homophobe, auquel Le Nouvel Obs(Nouvelle fenêtre) a consacré un article lundi 3 décembre, est apparu depuis environ un an sous la forme d’une “trend” sur TikTok. Sur le réseau social, ce divertissement douteux, qui connaît une popularité mondiale (des Etats-Unis au Japon en passant par l’Afrique du Sud), semble séduire aussi bien des adolescents que des adultes. Il est même repris par des sportifs célèbres, comme le footballeur suédois Zlatan Ibrahimović, dont la vidéo a beaucoup circulé sur X(Nouvelle fenêtre).
Ces derniers mois, cette “tendance” a même gagné les cours d’école et autres espaces collectifs rassemblant des jeunes. Il suffit de poser la question sur un groupe Facebook constitué d’assistants d’éducation(Nouvelle fenêtre) (AED) pour le constater. “Déjà entendu en salle de permanence”, rapporte un surveillant. “Malheureusement tous les jours par ici”, répond une autre. “Ça s’était calmé et ça commence à reprendre de l’ampleur ces derniers temps”, s’inquiète un troisième. Noha, qui travaille dans un collège de la Drôme, déplore aussi la récurrence de cette phrase stigmatisante : “Je l’entends depuis la rentrée scolaire, et de façon encore plus intense ces dernières semaines”. Selon cette assistante d’éducation, il existe des variantes : “Le premier qui s’assoit est gay.” Parfois, c’est l’insulte en elle-même qui change, et de l’homophobie on passe au sexisme : “Le premier qui bouge est une pute.”
“Le mot ‘gay’ est utilisé comme un stigmate infâmant”
Dans les établissements scolaires, “les insultes homophobes (…) ont toujours été monnaie courante”, rappelle Jean-Rémi Girard, président du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC), qui cite en premier lieu le mot “pédé”. Dans son livre Hétéro, l’école ?(Nouvelle fenêtre), la sociologue Gabrielle Richard explique que les enfants appliquent inconsciemment une “police du genre” et “de l’hétérosexualité”. En clair, ils ont intégré ce que la société considère comme la norme et “surveillent” chez leurs pairs “le respect des attentes liées aux rôles, à l’identité et à l’expression du genre”. Etre “gay” est alors perçu comme une forme de déviance vis-à-vis des normes socialement acceptables.
“Certains jeunes jouent sûrement à ce ‘jeu’ sans se rendre compte de la portée violente et LGBTphobe qu’il véhicule”, tempère la politiste Flora Bolter, co-directrice de l’Observatoire LGBTI+ de la Fondation Jean-Jaurès. Mais quelle que soit l’intention de celui qui lance cette affirmation, “les enfants LGBTI, eux, reçoivent à 10/10 le message”. Surtout si ces scènes sont répétées. “Le mot ‘gay’ est ici utilisé comme un stigmate infâmant. Quand son identité est dévalorisée au point d’être utilisée comme une insulte, il est difficile de se construire avec une bonne estime de soi”, ajoute Elise Devieilhe, sociologue du genre et des sexualités. Non seulement le “jeu” stigmatise ces jeunes, mais il leur intime aussi l’ordre de se taire, explique Flora Bolter.”C’est une manière de dire à tous ceux qui pourraient réellement être gays qu’il faut se planquer et que se révéler peut entraîner des réactions violentes.” Flora Bolter, politiste à franceinfo
Or, le harcèlement a des conséquences très concrètes pour les jeunes concernés. “Régulièrement, des jeunes harcelés (…) sont obligés de changer d’école. Certains finissent même par se suicider parce qu’ils ne se sentent pas en capacité d’être eux-mêmes, parce que leur entourage familial ou scolaire et la société de manière générale véhiculent des stéréotypes hostiles”, rappelle aussi James Leperlier, président de l’Inter-LGBT. Plusieurs études américaines(Nouvelle fenêtre) ont montré que le taux de tentatives de suicide était sept fois plus élevé chez les élèves qui s’identifient comme LGBT+ comparé à ceux qui se décrivent comme hétérosexuels.
Plus généralement, la participation à ce type de “jeux” constitue “un apprentissage de la domination par le dénigrement des autres”, note la sociologue Elise Devieilhe.
“C’est en désignant des catégories d’enfants comme ‘autres’, ‘bizarres’, ‘déviants’, qu’on s’entraîne à voir le monde uniquement par sa propre perspective, sans empathie, sans prise en compte d’autrui.” Elise Devieilhe, sociologue à franceinfo
Cette dernière y voit un risque de finir par “légitimer le harcèlement et les violences” et d’y participer.
“C’est difficile de déconstruire ce qui semble très ancré”
Face à ces discriminations, que fait l’Education nationale ? Les enseignants et éducateurs disposent de plusieurs ressources en ligne, bien qu’éparpillées, comme ce guide d’accompagnement(Nouvelle fenêtre) pour prévenir et sensibiliser aux LGBT+phobies ou encore cette page sur la prévention des jeux dangereux(Nouvelle fenêtre) et les pratiques violentes à l’école. Mais “cela reste peu concret et il faut avoir le temps” de s’y plonger, regrette Noha, surveillante dans la Drôme : “C’est difficile de déconstruire auprès d’eux ce qui semble être très ancré. On est démunis. J’en viens souvent à sanctionner par une heure de retenue, même si je sais que ce n’est pas le plus formateur.”
A l’échelle locale, certains établissements mettent en place la méthode de la “préoccupation partagée(Nouvelle fenêtre)“, valable pour toute situation de harcèlement. “Les élèves auteurs sont chargés d’être vigilants vis-à-vis des élèves harcelés. Par exemple, en leur demandant comment ils se sentent tous les jours. Cela passe par des ateliers durant lesquels on travaille leur empathie, une fois par semaine”, explique un surveillant dans un collège de Haute-Savoie. Selon lui, la vie scolaire dans l’établissement est désormais plus “apaisée”.
Face à ses élèves, Jean-Rémi Girard, également professeur de français en lycée, n’hésite pas à évoquer sa propre orientation sexuelle pour davantage sensibiliser les élèves à l’homophobie.
“Cela m’est arrivé plusieurs fois de leur dire que j’étais gay, lorsque j’entends le mot brandi comme une insulte en classe.” Jean-Rémi Girard, président du SNALC à franceinfo
“Je le fais quand j’estime que ça a une vertu pédagogique”, expose-t-il, assurant que les retours ont été “positifs” à chaque fois.
Un programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle était par ailleurs en cours d’élaboration avant la censure du gouvernement de Michel Barnier. Son sort est actuellement incertain. Il devait aider les enseignants, du premier comme du second degré, à mettre en œuvre les trois séances annuelles obligatoires sur le sujet depuis la loi de 2001 – dans les faits peu proposées aux élèves. Ce texte abordait notamment “les questions de règles de la vie en groupe”, “de lutte contre les stéréotypes” ou encore “la non-discrimination”, selon le ministère.
En plus d’apporter un cadrage aux professeurs, l’existence d’un tel programme est nécessaire pour permettre “aux enfants qui se posent des questions sur eux-mêmes de ne pas se sentir seuls”, alerte Marie Dagnaud, représentante de la CGT au sein du collectif Education contre les LGBTIphobies en milieu scolaire.
“A ton avis, qu’est-ce que ça veut dire d’être gay ?”
Pour éviter de banaliser le harcèlement et la violence à l’égard des jeunes LGBT+, les experts interrogés par franceinfo appellent les adultes, à l’école comme à la maison, à réagir aux propos homophobes des plus jeunes. “On n’est pas obligé d’avoir un discours surplombant, moralisant, mais on peut leur poser des questions, propose Elise Devieilhe. Comme ‘à ton avis, qu’est-ce que ça veut dire d’être gay ? Est-ce que tu connais des personnes gays ? Pourquoi on devrait se sentir mal d’aimer qui on aime ?'” Il faut aussi informer les enfants et les adolescents des conséquences de ce harcèlement sur ses victimes et leur dire qu’il est puni par la loi(Nouvelle fenêtre), ajoute la sociologue.
De son côté, James Leperlier conseille de “faire des parallèles avec d’autres discriminations mieux comprises par les jeunes, comme le racisme”. Ce dernier recommande également d’aborder le sujet dans le cadre plus vaste d’une discussion sur l’usage des réseaux sociaux, en expliquant que “tout ce qui s’y passe n’est pas à reproduire, qu’il peut y avoir des conséquences dans la vie réelle”. “Pour que ‘gay’ ne soit plus une insulte, il faut que le terme et la réalité qu’il recouvre soient présents au quotidien, y compris dans des contextes positifs”, note aussi Elise Devieilhe.
“L’homosexualité doit être incluse comme une composante normale de la vie dans les cours. On doit pouvoir parler d’homosexualité en littérature ou en histoire, et pas seulement dans un chapitre à part sur l’homophobie.” Elise Devieilhe, sociologue à franceinfo
Enfin, la chercheuse pointe particulièrement le rôle des hommes adultes sur cette question : “Ce ‘jeu’ est basé sur la domination masculine, il faut que les hommes se désolidarisent de cette homophobie-là, selon laquelle un homme ne peut pas être homosexuel.”
Source : francetvinfo.fr