Filiation. Pourquoi des juges s’obstinent-ils à refuser un livret de famille aux enfants nés d’une gestation pour autrui à l’étranger ? La sociologue Irène Théry décrypte un an de feuilleton judiciaire.
Audience cruciale pour sujet brûlant. Avec en embuscade la Manif pour tous en opération «Non à la GPA» devant le palais de justice de Paris. Vendredi, la Cour de cassation, cette instance suprême chargée de garantir une interprétation uniforme de la loi, doit examiner les cas de deux enfants nés en Russie il y a quatre ans. Leurs pères respectifs, des Français, demandent que les actes de naissance étrangers de ces enfants (un garçon, une fille) soient transcrits à l’état civil français, sésame pour obtenir un livret de famille et donc une filiation reconnue.
L’un des pères, Dominique, est soupçonné d’avoir eu recours à une gestation pour autrui, l’autre, Patrice, l’a reconnu. L’un s’est vu refuser cette transcription (en première instance, puis en appel) ; l’autre l’avait obtenue, mais le procureur général s’est pourvu en cassation. La Cour donnera sa réponse dans deux semaines. Elle est très attendue, tant les affaires de reconnaissance d’enfants nés par GPA à l’étranger s’accumulent devant les tribunaux, se soldant par des décisions de justice contradictoires : un coup oui, un coup non.
Pourquoi un tel cafouillage, alors que la France a été mise en demeure par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de veiller à l’intérêt supérieur des enfants, quel que soit leur mode de conception, ce qui passe notamment par la délivrance d’un livret de famille ? Dans ses arrêts, la CEDH s’était inspirée d’un rapport intitulé «Filiation, origines, parentalité» (1). Aux commandes de ce travail, la sociologue Irène Théry (photo DR), de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Parmi les experts qui y ont participé, certains étaient opposés à une légalisation de la GPA en France, d’autres favorables. Mais tous prônaient une «reconnaissance totale» de la filiation des enfants nés à l’étranger.
Ces deux pères ont-ils une chance d’obtenir gain de cause ?
La Cour va se prononcer sur la reconnaissance à l’état civil français de la filiation des enfants nés légalement de GPA à l’étranger. Normalement, la question devrait être réglée depuis des mois. A cause de son refus de transcription, la France a été condamnée par la CEDH le 26 juin 2014, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle avait trois mois pour faire appel, et a choisi de ne pas le faire. Donc, la jurisprudence de la CEDH s’applique en droit français depuis le 26 septembre. Juridiquement, les choses sont limpides. C’est pourquoi je n’ai aucun doute que les pères auront gain de cause.
Comment être aussi confiante ?
Non seulement la Cour doit appliquer le droit, mais les choses se sont bien décantées depuis un an. Les Français commencent à comprendre qu’il y a deux enjeux qu’il faut impérativement distinguer. L’un est le droit souverain de la France d’interdire la GPA, que la CEDH ne remet absolument pas en cause. L’autre est le respect des droits fondamentaux des enfants nés par GPA dans des pays où c’est légal.
Vous dites que juridiquement tout est «limpide», mais on n’y comprend rien !
Ce qui a tout embrouillé est que le débat a complètement dérapé depuis deux ans, avec la diabolisation de la GPA qui a couronné l’opposition au mariage pour tous. Dans la foulée, deux groupes se sont mobilisés à fond contre l’arrêt de la CEDH : la Manif pour tous, bien sûr, mais aussi le Corp (Collectif pour le respect de la personne), un petit réseau de personnalités de gauche réuni par Sylviane Agacinski dont on connaît le combat à la fois contre la GPA et contre la filiation homoparentale. Ces groupes n’ont pas hésité à répandre des énormités juridiques, prétendant par exemple que l’arrêt de la Cour européenne allait nous contraindre à légaliser la GPA, alors que c’est exactement l’inverse. Ils ont proposé que les enfants nés par GPA n’aient plus de «parents», mais seulement des «tuteurs», pour bien les punir, comme s’ils ne savaient pas que la filiation existe déjà…
Le gouvernement n’est-il pas surtout à l’écoute des anti-GPA ?
Dans cette pagaille idéologique, le gouvernement a cédé à la pression, sans doute pour des raisons de communication : la présidentielle de 2017 se profile à l’horizon… Manuel Valls a dit que le gouvernement n’appliquerait pas l’arrêt de la CEDH, alors qu’il sait très bien qu’il n’a pas le choix, sauf à balayer tout le droit international. Par calcul politicien, il a renvoyé à la justice le soin de faire le travail de clarification nécessaire. Du coup, le feuilleton judiciaire dure depuis un an.
Mais justement, certains magistrats font de la résistance. Il y a un mois, le parquet de Nantes a fait appel d’un jugement ordonnant la transcription des actes de naissance de trois enfants nés de GPA à l’étranger !
Hélas, on sait qu’il y a des magistrats qui mettent leurs convictions anti-PMA, ou anti-GPA, ou anti-homoparentalité, avant le droit. Rappelez-vous ce qui s’est passé à propos des couples de femmes et de l’adoption, par l’épouse, de l’enfant de sa compagne né de PMA à l’étranger. Des magistrats ont refusé l’adoption, puis ils se sont fait retoquer. Peu à peu, le droit progresse. Le 12 décembre, le Conseil d’Etat a validé la «circulaire Taubira» sur la nationalité française des enfants nés de GPA à l’étranger en soulignant qu’elle ne fait que rappeler le droit. Que n’avait-on pas entendu, sur cette circulaire, au moment du mariage pour tous !
Pourquoi une telle focalisation des parents sur l’obtention d’un livret de famille ?
Ils veulent protéger leurs enfants. D’une part, il y a une réelle insécurité juridique pour eux aujourd’hui. D’autre part, il y a un enjeu symbolique et juridique majeur, bien exposé par l’arrêt de la CEDH. Elle dit que refuser de reconnaître la filiation en droit français est «une atteinte à l’identité de l’enfant, dont la filiation est une composante essentielle». Traduisons ça au plan des valeurs. En refusant que ces enfants puissent être inscrits sur le livret de famille de leurs parents, la France les a constitués en une catégorie à part : ils sont traités comme des étrangers dans leur propre pays. Les anti-GPA, superdéfenseurs autoproclamés des enfants, veulent avant tout qu’ils aient cette tache au front. Cela rappelle la façon dont on a traité autrefois les «bâtards», pour les punir des fautes de leurs parents. Quelles fautes, d’ailleurs ?
Mais la GPA est interdite en France…
Oui, mais recourir à la GPA à l’étranger, en respectant les règles d’un pays où c’est autorisé, n’a absolument rien d’illégal.
Le procureur général de la Cour de cassation a fait savoir qu’il allait recommander l’inscription de ces enfants à l’état civil français, mais sous réserve d’une expertise judiciaire établissant la filiation biologique du père. Une première ?
J’attends de voir ce que va dire le rapporteur spécial, car cette proposition du procureur est étonnante. Si elle faisait jurisprudence, elle nous ferait tomber de Charybde en Scylla, dans les cas très nombreux, notamment dans les couples hétérosexuels ayant eu recours à une GPA, où les deux parents d’intention ont une filiation reconnue en droit étranger, ce qui n’est pas le cas des affaires qui seront traitées ce vendredi. Vous imaginez la situation si on disait par exemple : cet enfant a bien deux parents en droit américain, mais en France, on ne va reconnaître que l’un des deux, le père «biologique» ! Et la mère qui ne pouvait pas porter l’enfant, on l’efface ? Ce serait une discrimination sexiste d’une violence inouïe… Un vrai imbroglio serait créé pour l’enfant, avec deux filiations différentes, une étrangère et une française. Sans parler du deuxième père dans les couples gays, et du séisme que ce serait dans le droit de la filiation paternelle… Elle s’établit pour tous de façon déclarative, par la présomption de paternité ou la reconnaissance, et on irait créer un cas exorbitant de filiation paternelle tamponnée génétiquement ? Heureusement, les juristes savent que la transcription partielle de l’état civil étranger d’une personne est illégale. La Cour de cassation ne va pas créer une telle jurisprudence, je ne peux pas le croire.
Que répondez-vous à ceux qui, avec de plus en plus de vigueur, évoquent un «proxénétisme procréatif» ?
Vous évoquez la récente tribune parue dans Libération et signée par ce groupe de personnalités de gauche, le Corp. Parler de «proxénétisme» est une injure de plus. Pour ma part, je plaide pour un débat argumenté, serein, respectueux des personnes. Il y a des GPA éthiques, et de plus en plus de gens le reconnaissent, même si cela ne les conduit pas forcément à penser qu’on pourrait légaliser la GPA en France, ce qui est un autre débat. Les témoignages s’accumulent. Je pense, par exemple au livre de Sarah Levine et Aimée Melton (2), qui ont publié un témoignage passionnant sur leurs expériences de mère d’intention et de gestatrice dans une GPA faite aux Etats-Unis (Libération du 2 mars). Le coming out de la GPA éthique ressemble à ce que fut le coming out de l’homosexualité il y a quarante ans : des pionniers prennent le risque d’être stigmatisés, mais avec la certitude chevillée en eux qu’ils n’ont strictement rien fait de mal, et ils sont fiers de ce qu’ils sont et font. J’admire ces pionniers, hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels, gestatrices et parents, ainsi que leurs familles.
Comment voyez-vous l’avenir ?
C’est très dur, mais le débat progresse. Un seul exemple : longtemps, les gens ont cru que si on était choqué par l’instrumentalisation cynique des femmes pauvres, on ne pouvait qu’être «anti-GPA». Mais le problème était très mal posé, et on va le comprendre. La Manif pour tous, puis le Corp, ont annoncé récemment leur grand mot d’ordre pour l’avenir : «abolition universelle de la GPA». Il n’arrive pas par hasard. Son objectif déclaré est de s’opposer à la conférence de La Haye, qui met en place une tout autre démarche : celle d’une «régulation internationale de la GPA». Comme elle l’a fait naguère en régulant l’adoption internationale tout en luttant contre les trafics d’enfants, la conférence veut réguler la GPA éthique tout en luttant contre les mafias et les trafics de ventre. Le nouveau débat qui s’ouvre est donc entre «régulation» ou «abolition». Cette fois, il a le mérite d’être clair.
(1) Ed. Odile Jacob, 2014, 25,90 €.
(2) Lorsqu’on n’a que l’amour, éd. Flammarion, février 2012, 19 €.
Recueilli par Catherine Mallaval
- SOURCE LIBERATION