Le numéro de juillet-août du seul magazine gay français risque d’être le dernier. Son cofondateur, l’écrivain et journaliste Didier Lestrade, revient sur l’évolution du titre.
Le numéro de juillet-août de Têtu avec Mika «qui se jette à l’eau» en couverture risque d’être le dernier. Faute de repreneur, le seul magazine gay français pourrait être mis en liquidation judiciaire jeudi par le tribunal de commerce, a indiqué mercredi son rédacteur en chef adjoint Sylvain Zimmermann. «Têtu risque de s’éteindre cet été, c’est inacceptable pour ce magazine qui porte les combats des homosexuels depuis 20 ans», a alerté ce dernier sur France Inter.
«Aucun repreneur ne s’est manifesté jusqu’à maintenant, c’est assez surprenant. Mais ce n’est pas trop tard, il y a toujours un espoir», a-t-il ajouté. «L’administratrice judiciaire en charge de notre dossier nous a informés qu’en dépit de la prolongation de la période d’appel d’offres, elle n’avait pas reçu d’offres répondant aux exigences du Code de commerce. Par conséquent, une demande de conversion du redressement en liquidation judiciaire a été établie et l’audience au Tribunal de commerce a été fixée au 23 juillet. Si la liquidation est prononcée, ce sera la fin de votre magazine» écrivent les salariés sur le site de Têtu.
Cofondateur d’Act Up puis de Têtu, l’écrivain et journaliste Didier Lestrade (lire son portrait Libé) a été rédacteur en chef de 2008 à 2014 de la revue en ligne Minorités. Il collabore à Slate.fr. Avec son franc-parler habituel il analyse pour Libération les raisons de cet échec. Outre Têtu, le site Yagg, fondé par des ex de Têtu en 2008 et se revendiquant comme un site communautaire et engagé, est aussi en grande difficulté.
Pourquoi Têtu risque de s’arrêter ?
On parle de cette liquidation comme si c’était un peu triste, ça l’est. Mais personne ne va plus loin pour expliquer pourquoi Têtu, et le site Yagg sont confrontés à de telles difficultés. Après des débuts ardus, Têtu a connu une époque faste jusqu’à son numéro 100 avec une montée de pagination et de qualité. C’était la grande époque de Thomas Doustaly à la red-chef. Têtu était alors quasiment à l’équilibre. Mais il a toujours été sous perfusion de l’argent de Pierre Bergé. Et de ses caprices. Il y a deux ans il l’a cédé pour un euro symbolique à Jean-Jacques Augier, l’ami proche et trésorier de la campagne de François Hollande. Ça, c’est l’histoire officielle. Je ne crois pas que ça soit passé exactement comme ça. Têtu est un canard qui a toujours été un magazine trop dépensier avec des red-chefs touchant des salaires vachement élevés de 5 000-6 000 euros.
La formule de Têtu avec son beau mec torse nu en couverture et ses papiers mélangeant la lutte pour l’égalité des droits, la culture communautaire, la prévention contre le sida ou la vie des gays à l’étranger n’a-t-elle pas été concurrencée par l’explosion des sites Internet et des réseaux sociaux ?
Têtu a complètement raté le coche d’Internet. Ils n’ont pas compris ce qui s’est passé. D’abord il n’ont jamais valorisé leur trésor de guerre que représentent leurs archives. Sur la genèse de l’histoire du sida, les articles LGBT, les reportages sur la condition des homos dans le Maghreb, au Liban, ils ont les meilleurs articles francophones, ce qui peut intéresser beaucoup de monde, en Afrique par exemple. Tout est numérisé, indexé, il suffirait d’appuyer sur un bouton et de mettre un lien, mais ils ne l’ont jamais fait. C’est de la flemmardise. Sur le fond, ils n’ont pas pris de risque en termes de polémique, de rigolade ou même de sarcasme, c’est-à-dire de tout ce qui a fait le succès des sites et des réseaux sociaux.
Au fil du temps, le journal a paru de moins en moins engagé. Plus tourné sur l’homo consommateur que le citoyen politiquement concerné et culturellement défricheur, n’a-t-il pas en cela fait que miroiter la banalisation des homos dans la société ?
En 2007, Yagg s’était positionné comme le rival de Têtu en revendiquant un esprit communautaire et engagé. Et puis Têtu et Yagg se sont normalisés. Il y a deux ans, ils ont passé un deal : Yagg fournissait à Têtu des papiers news, comme une agence de presse. Les voilà tous les deux dans la merde : Yagg a affiché un objectif de 3 000 abonnés d’ici à septembre, mis la pression en disant que c’était la condition de leur survie et ils ne sont qu’à peine à la moitié. Quand à Têtu, il est loin des 30 000 exemplaires du milieu des années 2000. Le gros problème de Têtu, c’est qu’il est détesté par tout le monde, comme le journal de style de vie et de crème solaires. Or je considère qu’il y a toujours un besoin de papiers de mise en perspective sur la question des gays, des lesbiennes et des trans. Faut-il rapprocher la décision de la Cour Suprême américaine de légaliser le mariage homo avec le coming out de la trans Caitlin Jenner, l’ancien champion olympique Bruce Jenner ? Tous ces articles de synthèse, ils ne les font pas. Ces mutations, d’autres magazines gays les ont plus ou moins réussies : Out continue de publier aux Etats-Unis et Attitude s’est repris en Grande Bretagne.
Têtu paye son manque d’engagement ?
L’histoire de la loi sur le mariage pour tous, qui a duré plus de 18 mois, aurait dû porter Têtu et Yagg en tête de ligne. Mais ils ont mis trop de temps à prendre la mesure de la violence de la réaction des antis regroupés dans la Manif pour tous. Fallait-il être dans le sarcasme ? La contre-attaque ? Ils se sont posé plein de questions mais n’ont pas eu de stratégie. Ils ne se sont pas fait l’écho du mécontentement lié à l’abandon de la PMA pour les lesbiennes et de la GPA par le gouvernement de gauche. Sur la sexualité, le VIH, il y a pourtant encore beaucoup de choses à dire et à écrire. Ils ne le font pas. Ils ont trop peur de la polémique. Pourquoi ? Parce qu’ils sont devenus mous du cul.
- SOURCE LIBERATION